Généralités
Le garum, ou liquamen (qui veut dire « jus » ou « sauce » en latin) est une sauce, principal condiment utilisé dans l’Antiquité gréco-romaine. Il était composé de chairs ou de viscères de poisson, voire d’huîtres, ayant fermenté longtemps dans une forte quantité de sel. À l’époque romaine, il entrait dans la composition de nombreux plats, notamment grâce à son fort goût salé.
Il a presque disparu de la cuisine occidentale moderne, bien qu’il subsiste quelques avatars, tout en donnant naissance au pissalat de Nice ou à la colatura italienne. Il était similaire à la sauce nước mắm utilisé de nos jours et à son dérivé l’hallec à celle du surströmming suédois.
Les origines du garum
On ne sait pas grand-chose des premières sauces de poisson en Europe. L’origine du garum remonte certainement au siqqu une sauce mésopotamienne à base de poissons lacto-fermentés, qui a été adoptée par les Phéniciens, puis par les Carthaginois et les Grecs qui l’ont transmis aux Romains, sous le nom de garum.
Les sources historiques nous apprennent que la première sauce de poisson fut produite dans la Grèce antique le long de la côte de la mer Noire. L’abondance des ressources issues de la pêche dans cette région pourrait avoir été un facteur important dans la colonisation grecque de la région, à partir même du VIIᵉ siècle avant notre ère. Appelée par les Grecs gàros, mot dérivé de Gauros désignant l’anchois européen (Engraulis encrasicolus), Pline nous le confirme : « Le garum était autrefois fabriqué à partir d’un poisson que les Grecs appelaient garon ».
Le gàros était fabriqué en faisant fermenter des petits poissons avec du sel, ce qui produisait un liquide de couleur ambrée.
Les sources archéologiques nous montrent la possibilité d’un apport carthaginois via les Phéniciens qui le commercialise dès le Vᵉ siècle avant notre ère, comme le suggère l’épave découverte au large d’Ibiza. Des preuves de production, principalement dans les anciennes régions puniques du Portugal, du sud de l’Espagne et d’Afrique du Nord, notamment à Tingi (Maroc actuel) et à Neapolis, l’actuelle Nabeul en Tunisie, située sur la péninsule du cap Bon (où l’on fabrique aujourd’hui de la harissa). Pour étayer cette origine carthaginoise, les premières traces écrites datent de l’époque où ces régions sont devenues des provinces romaines. La première mention en latin du garum est de Varron (Marcus Terentius Varro, 116-27 avant notre ère) dans De lingua latina.
Le principe de la fabrication du garum
Le garum est obtenu en faisant fermenter des poissons, soit entier, soit des parties avec leurs entrailles, dont les sucs digestifs liquéfie l’ensemble. Cette auto-digestion est appelée hydrolyse. Le sel agit comme antiseptique afin d’éviter la putréfaction. Le garum est particulièrement riche en vitamine A et en acides aminés. Son odeur est cependant susceptible de déranger des narines délicates.
En fonction des différentes étapes de ce processus de fermentation lactique, le garum peut se présenter sous forme solide (purée, pâte) ou liquide (jus, sauce).
À l’origine, le garum solide surnommé hallex est obtenu en arrêtant la fermentation lactique dès que les chairs tombent en bouillie. Le célèbre naturaliste romain du Ier siècle de notre ère, Pline le confirme en écrivant que l’hallex est « la lie du garum non parvenue à son terme ». Il se fait avec des poissons courants en Méditerranée, voire avec des fruits de mer luxueux. Pline apprécie en particulier le très raffiné hallex d’huîtres.
Le garum liquide, dit aussi liquamen qui entre en scène à partir du Ier siècle de notre ère, n’aboutit toutefois pas à une hydrolyse complète, de sorte que des résidus solides demeurent au fond du vase. Ce reliquat est également appelé hallex et, bien que considéré comme un sous-produit juste bon pour les esclaves, remplace progressivement son homonyme.
L’évolution du garum
Si des IIᵉ et Ier siècle avant notre ère, le garum romain, fabriqué à partir de petits poissons conservés entiers dans du sel, ne se différencie pas du garos grec, il évolue avec la fin de la République et le début de l’Empire et des appellations voit le jour comme Garum nobile, arcana, Garum sociorum, le terme grec Garos haimation, salsamenta, liquamen, muria ou hallex (allec). Derrière ces appellations se cache certainement un produit dont la consistance, la fabrication et ses différentes qualités ont évoluées au cours des siècles, peut être sous l’influence du cercle des amis du célèbre orateur Lucius Licinius Crassus (140-91 avant notre ère), et qui ont élaboré les premiers classements des aliments.
Pour les Romains de l’empire, c’était un condiment utilisé par presque toutes les classes de la société. Dans le livre De re coquinaria du gastronome romain Apicius, le garum est utilisé dans la plupart des recettes. Il était souvent mélangé avec du vin (oenogarum), du vinaigre (oxygarum), du poivre et d’autres épices (garum piperatum), de l’huile de cuisson (oleogarum) ou de l’eau (hydrogarum). De plus, le garum était utilisé en médecine comme remède contre de nombreux maux tels que les morsures de chien (et surtout du crocodile comme le précise Pline), les ulcères, la grippe intestinale et la diarrhée. Le garum était même utilisé comme ingrédient dans les cosmétiques et pour éliminer les poils et les taches de rousseur indésirables.
L’oenogarum garum (garum et du vin) mélangée à du vinaigre, du poivre noir ou de l’huile est une sauce byzantine populaire qui rehausse la saveur d’une grande variété de plats, y compris le veau bouilli et les moules cuites à la vapeur, même le soufflé aux poires et au miel.
Dilué avec de l’eau (hydrogarum), il était distribué aux légions romaines. Pline (d. 79) a fait remarquer dans son Histoire naturelle qu’il pouvait être dilué à la couleur du vin de miel et bu.
Le garum le plus réputé, était le garum sociorum dit « garum des alliés » (« garum de la Compagnie » dans la traduction des Belles Lettres), était fabriqué en Bétique, notamment à Baelo Claudia et à Carthago Nova (Carthagène) dans le sud de l’Espagne actuelle, à partir du thon rouge qui migre de l’Atlantique à la Méditerranée. Les chairs étaient commercialisées salées et le sang, les œufs et le système digestif des poissons, mélangés à une grande quantité de sel (+50 %), servait à élaborer le garum.
Le garum de Byzance, fabriqué à partir de thon salé, était considéré comme un produit de luxe exquis, alors que l’Hallex, étant un produit bon marché, se caractérisait par le fait que tout type de poisson ou de déchets de poisson pouvait être utilisé pour sa production, y compris les déchets produits lors de la fabrication de garum de haute qualité.
Pline l’Ancien a suggéré qu’il existait un type spécial de garum fabriqué à Pompéi pour les Juifs, appelé garum castum ou castimoniale dont des amphores ont été retrouvées lors de fouilles archéologiques. Ce garum castum aurait pu être préparé selon les principes alimentaires de la cacheroute où les Juifs ne sont pas censés manger du poisson sans écailles (dont les crustacés) et vraisemblablement considéré comme un garum casher.
Des garums de moindre qualité, préparés directement à partir de la chair du thon, ou d’un autre poisson (comme le maquereau), étaient fabriqués dans tout le bassin méditerranéen. Tous ces garums étaient commercialisés dans des amphores de petite taille, en raison du prix du contenu. On commercialisait également de l’allec (en latin hallex), moins cher, qui était ce qui restait quand le dessus du liquide avait été enlevé.
Terminologie
- Salsamenta : ou sauces de type garum. Le terme est issu du mot salsamentum qui désigne l’ensemble des salaisons produites dans des fabriques appelées Cetariae. Ces cetariae sont construites non loin de la mer et à proximité de salines (Salinae maritimae) et d’atelier de potiers. Elles produisent des sauces : garum, liquamen, allex et des salaisons : muria, cordula (jeune thon de moins d’un an) et thunnus, laccat, miscellum, ou aneum.
- Hallex : (également Allec ou Allex) plus une pâte qu’une sauce, il fait référence aux matières solides issues du tamisage du liquide. D’après Pline l’ancien, dans sa description des sauces de poisson, il apparaît comme un produit de luxe, mais il faisait probablement référence à des variétés de qualité supérieure d’hallec. Il mentionne par ailleurs que l’hallec est le faex (expectoration) du Garum.
- Liquamen : est un terme général pour désigner la sauce de poisson, il se traduit par « mélange liquide », Pline le décrit comme le sédiment du garum. On pense qu’il avait un statut inférieur à celui du garum et qu’il était peut-être utilisé pour prolonger les réserves de sel. L’industrie de la sauce de poisson était appelée liquaminarium et un marchand de sauce de poisson était un liquaminarius. Le liquamen était principalement fabriqué à partir de sardines, de harengs, d’aloses et d’anguilles. Le terme semble n’apparaître qu’au Ier siècle de notre ère et s’est substitué progressivement au terme garum. Sur les amphores de sauce poisson de Pompéi, le mot garum est le plus répandu à raison de 2 pour 1. Le mot liquamen s’y substitue complètement vers le IVᵉ siècle, comme dans l’édit du Maximum (en latin : Edictum de pretiis rerum venalium), c’est-à-dire l’« édit concernant le prix des marchandises », connu aussi sous le nom d’édit de Dioclétien. Ce dernier a été émis entre le 20 novembre et le 9 décembre 301. On le retrouve dans le livre de cuisine d’Apicius, dont la forme finale n’est apparue que vers la fin du IVᵉ siècle.
- Haimation : est terme grec diminutif de Garos haimation, désignant une sauce de poisson dite « sauce au sang », et était souvent fabriquée à partir du sang et des viscères du thon. Elle était de la plus haute qualité et était donc principalement destinée aux citoyens les plus aisés. Il est peut-être à rapprocher du garum de Byzance.
- Muria : était la saumure filtrée après le salage du poisson (muriatica salsa) et généralement fabriqué à partir de thon ou de maquereau, qui pouvaient tous deux être vieillis pendant plusieurs années. Cependant, Martial dans ses épigrammes suggère que la muria pouvait en fait désigner un autre garum à base de sang et de viscères de thon, la Haimation. C’est ce mot de muria via la période de l’Espagne byzantine qui passa dans la langue arabe sous le nom al-murri, pour designer un garum végétal.
Les zones de production et d’exportation
Le garum était un produit d’exportation majeur de l’Hispanie romaine, probablement dû au fait que des grands bancs de thon et de maquereau passaient au large de la côte sud de la péninsule ibérique en venant du détroit de Gibraltar. Après l’étude des sites archéologiques, notamment de l’ancienne ville romaine de Gadès (aujourd’hui Cadix) ainsi que d’autres établissements fondés dans la péninsule ibérique, on en conclut que l’anchois était la principale espèce utilisée dans l’élaboration du garum, suivie de la sardine, du chinchard méditerranéen (ou chinchard à queue jaune), du mulet, de la mostelle (ou mostelle de roche), du maquereau, du turbot et du thon rouge. Toute fois du loup (bar commun) ou de la murène peuvent aussi être utilisée.
Bien que les Romains considéraient que le meilleur était le garum de Carthagène et Gadès (Cadix) en Bétique (approximativement l’actuelle Andalousie), chaque port avait sa propre recette.
Le garum de Lusitania (Portugal) était également très prisé à Rome et était expédié directement du port de Lacobriga (Lagos).
Des zones de productions de Garum étaient pareillement établies dans la province de Maurétanie Tingitane (Maroc), par exemple dans les villes d’origine phénicienne de Cotta et Lixus, à proximité de Tanger.
En Gaule, des unités de production de garum ont été découvertes sur les cotes de mers froides comme en Armorique à Lanester (56) et à Douarnenez (29) où, chose surprenante qui fut sans doute la plus importante usine à Garum connue en Europe pour la période gallo-romaine. Une partie de la production était exportée dans l’empire romain, particulièrement vers les garnisons stationnées sur le Rhin.
Il y avait de nombreuses zones de production en Italie, notamment à Pompéi où à en croire l’agronome romain Columelle de la première moitié du Ier siècle, il existait d’importantes salines, les Salinae herculeae, nécessaire à la production de garum.
Le commerce à Fossae Marianae et à Arelate
Le port de Fossae Marianae dans le sud de la Gaule, a servi de plaque tournante de distribution pour l’Europe occidentale et particulièrement le port d’Ostie en Italie, la Gaule, la Germanie et Grande-Bretagne. Ce port, sans doute rattaché à la cité d’Arelate (Arles), qu’un canal artificiel rejoignait, fut creusé pendant l’hiver 103 – 102 avant notre ère par les troupes de Marius, permettant ainsi de contourner l’embouchure du Rhône, dont la vitesse du courant et le dépôt d’alluvions à l’embouchure rendaient la navigation impossible sur le Bas Rhône aux navires à voiles ou à rames.
À Arelate (Arles) au VIIᵉ siècle, les marchands orientaux, notamment syriens, concentrent entre leurs mains le commerce d’importation en Gaule. Celui-ci se poursuit au siècle suivant. Un diplôme de Chilpéric II de 716 nous indique par exemple les denrées importées et transitant par Arles ou son port avancé Fossae Marianae : huile, garum, poivre, cumin, girofle, cannelle, nard (parfum oriental), racines de costum (Saussurea costus plante aromatique et médicinale chinoise), dattes, figues, amandes, pistaches, olives, hidrium ou hidrio (sorte d’aromate), pois chiches, riz, auri pigmentum (orpiment, un pigment doré), peaux de seoda (peaux huilées ?), cuirs de Cordoue, papyrus.
Toutefois, que les échanges entre l’Occident et l’Orient déclinent fortement dès la présence Sarrasine en Méditerranée occidentale au début du VIIIᵉ siècle et les produits orientaux tels que l’or, la soie, le poivre et le papyrus disparaissent pratiquement sous les carolingiens et que le commerce entre l’Occident et l’Orient ne se fait plus que par les négociants juifs, les Radhanites, seuls liens entre l’Islam et la Chrétienté.
Cependant, vers 780, apparaît une période de prospérité avec la Renaissance Carolingienne qui se poursuit au début du IXᵉ siècle où Arles se trouvant sur un des itinéraires des marchands chrétiens et juifs qui vont vendre des esclaves à Cordoue, la ville connaît toujours un commerce florissant et accueille probablement une communauté juive nombreuse.
Aulus Umbricius Scaurus à Pompéi
En Italie, la production de garum d’Aulus Umbricius Scaurus était la clé de l’économie de Pompéi. Celui-ci était connu pour sa production de garum et de liquamen et était le principal fabricant de sauce de poisson de Pompéi. Il est resté actif près 50 ans jusqu’à l’explosion du Vésuve en 79 de notre ère. Il a produit du liquamen et du garum de différentes qualités, le flos liquamen et le flos garum sont parmi ses produits connus. Pline l’Ancien a loué la supériorité de la sauce de poisson pompéienne. Ses produits ont été commercialisés à travers la Méditerranée au premier siècle.
La villa d’Aulus Umbricius Scaurus a été découverte dans les ruines de Pompéi, située près de Porta Marina. Il y a été trouvé une grande mosaïque portant des titulus pictus (inscription commerciale peinte notamment sur les amphores) à chaque coin, représentant des urcei (urnes) de liquamen et de garum portant son nom et vantant la qualité de ses produits.
La mosaïque du sol, datée d’environ 25-35 avant notre ère, représente quatre amphores différentes, une à chaque coin de l’atrium, et portant les étiquettes suivantes :
- 1. G(ari) F(los) SCO[m]/ SCAURI / EX OFFI[ci]/NA SCAU/RI (traduit par : « La fleur de garum, faite de maquereau, un produit de Scaurus, de la boutique de Scaurus »)
- 2. LIQU[minis]/ FLOS (traduit par : « La fleur de Liquamen »)
- 3. G[ari] F[los] SCOM[bri]/ SCAURI (traduit par : « La fleur de garum, faite de maquereau, un produit de Scaurus »)
- 4. LIQUAMEN/ OPTIMUM/ EX OFFICI[n]/A SCAURI (traduit par : « Le meilleur liquamen, de la boutique de Scaurus »)
Les conséquences
Sur le plan politique, le garum aurait été un des facteurs expliquant la conquête de la Gaule par les Romains. Son commerce florissant aurait permis l’établissement de nombreux comptoirs commerciaux sur les côtes méditerranéennes, y compris à Massalia (Marseille). Ses habitants ont alors fait appel à l’armée romaine pour mettre un terme aux exactions des Celto-Ligures en Provence au IIᵉ siècle avant notre ère.
Sur le plan sociétal, si le garum connu un engouement généralisé dans toutes les couches de la société romaines et sa consommation importante, ne fut pas du goût de tout le monde, en raison de son prix élevé et de son odeur et sur subit les attaque des plus traditionalistes des Romains. Ainsi, Sénèque, au premier siècle, dont la famille était originaire des zones de production de Baetian Corduba, écrivait dans une lettre à Lucilius, en le mettant en garde contre l’engouement coûteux et les excès alimentaires et rage contre le garum : « Ne te rends-tu pas compte que le garum sociorum, cette chère masse sanglante de poisson pourri, consume l’estomac avec sa putréfaction salée ? ». De même que Martial félicite un ami d’avoir continué à faire des avances amoureuses à une fille qui en a consommé six portions.
Au point de vue sanitaire, le garum aurait eu un aspect négatif sur la santé des populations de l’empire romain, car il aurait pu servir de vecteur aux vers intestinaux, notamment aux œufs de « ténia du poisson » et les auraient propagés à travers l’Europe.
Le garum à la chute de Rome
Cet assaisonnement, selon des sources littéraires, a été utilisé en Europe occidentale jusqu’au VIIIᵉ siècle. Une charte donnée à l’abbaye de Corbie par Chilpéric II le 29 avril 716 ne peut laisser là-dessus aucun doute. Elle confirme deux chartes précédentes, perdues l’une et l’autre, la première octroyée par Clotaire III entre 657 et 673, la seconde de Childéric II entre 673 et 675 et démontre que le garum était encore utilisé à l’Antiquité tardive et certains glossaires laissent supposer son utilisation durant le Moyen Âge.
Sa production s’est également maintenu dans les terres de l’Empire byzantin jusqu’au XVIᵉ siècle, mais semble avoir survécu jusqu’au début du XXᵉ siècle sur les rives de la mer de Marmara (Propontide) en Turquie, entre le détroit des Dardanelles et celui du Bosphore au nord-est.
Le murrī d’Al-Andalus
Le murrī ou Almorí en espagnol, était un condiment fermenté à base de farine de blé ou d’orge fréquemment employé dans les cuisines arabo-andalouses du Moyen Âge.
Au VIIIᵉ siècle, après la conquête musulmane de l’Hispanie (711–716) et du royaume Wisigoth, la dynastie Omeyyade renomme la péninsule ibérique en Al-Andalus (711 à 1492). Régnant sur un état cosmopolite et multiculturel, elle y développe l’art hispano-mauresque et la cuisine arabo-andalouse. Les assaisonnements dans la cuisine arabo-andalouse médiévale étaient nombreux et variés. À cette époque, il existait divers types de garum, dont des fermentations de farines et d’aromates. Ils sont généralement désignés sous le terme générique de murrī dans les livres de cuisine du XIIIᵉ siècle comme dans celui d’Ibn Razin al-Tuyibi (vers 1228-1293). C’est un érudit et un poète et doit sa notoriété à son traité sur l’art culinaire andalou intitulé Fadalat al Khiwan fi tayybat at-ta’am Wa l-alwan (Les délices de la table et les meilleurs genres de mets) écrit entre 1238 et 1266 où il donne 11 recettes de murrī. C’est le seul de ses écrits qui nous soit parvenu et qui constitue une source privilégiée sur la cuisine arabo-andalouse médiévale.
Les origines du murri
Le mot arabe al-murrī dériverait du latin muria, terme certainement hérité de l’Espagne byzantine (552 à 624), et qui était un garum de thon, d’où l’espagnol almuri ou almori. Il serait une adaptation perse du garum gréco-byzantin dans un environnement pauvre en poisson. Le chroniqueur perse Abd-el-Razzaq (1413–1482) décrit le garum nabatéen à base d’orge comme le moins dense, celui de froment était meilleur que celui d’orge tandis que le garum de pain en galettes ou pâton serait typique de la Péninsule ibérique.
Mais selon l’ethnologue tunisienne Lilia Zaouali, l’origine du murri pourrait tout comme le garum, remonter au sikku mésopotamien (siqqu) à l’époque de l’empire d’Akkad (fin du XXIVᵉ au début du XXIIᵉ siècle avant notre ère). Le mot Murri pourrait être dérivé de l’akkadien muratum signifiant saumâtre. De là, il aurait pu être transmis aux Slaves, car le murri liquide se rapproche du zur polonais, un jus lacto-fermenté fait à partir de blé. Cette connexion entre le monde slave et mésopotamien n’a rien de surprenant, puisque la bière paléo-babylonienne, fabriquée avec du pain, est appelée kas en sumérien, ayant donné kwas en russe, qui est aussi une bière de pain. La filiation du murri arabo-andalous, via le monde slave, s’expliquerait par le fait qu’au IXᵉ siècle, Al-Andalus importait beaucoup d’esclaves à usage domestique venus d’Europe orientale. Ces esclaves étaient acheminés via les marchés d’esclaves de Verdun (qui fut un centre de castration d’esclaves transformés en eunuques), Metz et Valenciennes et transitant par Arles et son port avancé de Fossae Marianae (Fos-sur-Mer) et dont les Radhanites, marchands juifs du Haut Moyen Âge, faisaient le commerce. Ils semblent avoir joué un rôle important dans les échanges commerciaux de produits de luxe entre les mondes chrétien et musulman, principalement au IXᵉ siècle. Un marché aux esclaves y est attesté à Arles au Xᵉ siècle : des prisonniers de guerre hongrois et sarrasins y furent vendus vers 950.
Les différentes variétés
Abu Al-Qasim dit Abulcasis (vers 940 – 1013) serait le premier auteur à donner la recette du murrī, décrit comme garum végétal. Il a aussi existé des versions du murrī à base de poisson salé, à l’instar du garum romain, le murrī al-ḥūt à base de poisson, particulièrement d’anchois et de jus de raisin fermenté afin de subir une transformation alcoolique. Ibn Razin al-Tuyibi laisse en outre entendre que le murri d’anchois est interdit, comme tout autre produit alcoolisé.
Il existait diverses qualités de murri : le murrī supérieur (murrī ra’s: murri de tête, de premier choix) à la « saveur délicate » est très loin des murri de jus de raisin aux épices et du murrī byzantin de pain grillé et de miel (certains murri sont faits avec des dattes).
Le murrī est surtout utilisé aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècle dans la cuisine andalouse, il est également utilisé dans les cuisines byzantine et berbère. En Espagne et au Portugal, les recettes se sont perdues après la Reconquista, et ont été reconceptualisées au XIXᵉ siècle.
De nos jours, il existe encore deux types de murrī dont les recettes historiques ont survécu :
- Le murri irakien dont la recette remonte au Xᵉ siècle dans l’ouvrage Kitab al-Tabikh d’Ibn Sayyar al-Warraq et précise qu’il est fait en mouillant un mélange de pain plat moulu, de farine d’orge (farine de budhaj) et de sel puis en le laissant fermenter.
- Le murri maghrébin est décrit en détail au XIIIᵉ siècle dans un autre livre dénommé Kitab Wasf al-Atima al-Mutada, et est fait uniquement avec de la farine d’orge, et aromatisé avec de la caroube, des tiges de fenouil, du cédrat, des pignons de pin, un mélange d’épices et du bois d’oranger amer. La consistance est similaire à la mélasse.
Le Murrī mélangé avec du lait était appelé kàmakh (ou kameh en persan) et connaît aussi de nombreuses déclinaisons (rouge, vert, aux câpres) sans parler d’un éventail d’aromates (ail, cumin, pétales de roses…) important.
Le murrī fait partie des Mà’ al-kàmakh, kazakh : condiment – tout ce qui est macéré.
Préparation du murrī
Traditionnellement, la production du murrī était entreprise chaque année à la fin du mois de mars et se poursuivait sur une période de 90 jours. Le murrī à base d’orge consiste à envelopper de la pâte d’orge crue dans des feuilles de figuier que l’on laisse reposer pendant 40 jours. La pâte est ensuite broyée et mélangée avec de l’eau, du sel et généralement complétée avec de la farine. Il est ensuite laissé fermenter durant 40 jours supplémentaires dans un endroit chaud. La pâte de couleur brun acajou foncé qui en résulte, est mélangée à de l’eau pour former un liquide : le murrī.
Une méthode rapide pour préparer le murrī consiste à mélanger 2 parties de farine d’orge à une partie de sel et à faire un pain qui est cuit au four jusqu’à ce qu’il soit dur, puis pilé en miettes pour le faire tremper dans l’eau pendant un jour et une nuit. Ce mélange, connu sous le nom de premier murri, est ensuite filtré et mis de côté. Ensuite, les raisins secs, la caroube, l’aneth, le fenouil, la nigelle, le sésame, l’anis, le macis, la feuille de cédrat et le lait de pépins de pin sont bouillis avec de l’eau et filtrés. Le deuxième murri est ensuite ajouté au premier et bouilli jusqu’à épaississement.
L’historien américain de l’alimentation Charles Perry a noté qu’en raison des méthodes de préparation et des ingrédients, il est possible que le murri contienne des aflatoxines, qui possèdent un pouvoir cancérigène élevé.
Les héritiers du garum
Bien que des similitudes soient établies entre la garum et les sauces de poisson originaires d’Asie du Sud-Est, comme le nuoc-mâm, des analyses effectuées en 2010 sur échantillons de garum prélevés dans des récipients conservés à Pompéi révélèrent un profil gustatif presque identique. Il en va de même pour la sauce d’huître chinoise, qui semble rappeler l’hallex d’huître, tant apprécié de Pline.
Certains historiens pensent que la sauce de poisson fut introduite en Asie par les Romains via la route de la soie, tandis que d’autres affirment que les populations asiatiques inventèrent leurs propres variétés de manière indépendante.
Originaire du sud-est de l’Asie, la sauce de poisson était également largement utilisée au Japon, en Corée et dans certaines parties de la Chine, jusqu’au XIVᵉ siècle, où elle fut remplacée par la sauce de soja comme ingrédient donnant du sel et renforçant le goût de l’umami à l’instar du murrī d’Al-Andalus.
Mais aussi surprenant soit-il, les héritiers du garum sont nombreux et bien différents : pour certains reprenant en partie le procédé de macération, l’utilisation de produits carnés ou végétales dans le but à la fois de conserver les aliments, d’apporter des compléments alimentaires aux populations, tout en servant d’additif destiné à renforcer une saveur, un goût lors des repas.
L’histoire de l’évolution de la fabrication du garum est très proche de l’étude et la conceptualisation de produits lacto-fermentés élaborés pour les marins au long cours des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècle pour lutter contre les carences alimentaires, puis des XIXᵉ et XXᵉ siècle où il fallut trouver des compléments alimentaires pour le monde ouvrier. L’extrait de viande Liebig, l’arôme Maggi ou encore l’Aromat Knorr, reprennent exactement les mêmes usages et les mêmes fonctions, à savoir complément alimentaire et exhausteur de goût. De nos jours, le ketchup, qui était à l’origine une sauce de poisson, rempli précisément les mêmes fonctions culinaires et à la même popularité que le garum à son époque.
En occident, ses héritiers directs semblent être :
- le pissalat, élaboré à partir de sardines et d’anchois, consommé dans la région de Nice, est un hallex d’anchois comme le décrit Pline ;
- la colatura di alici de Cetara en Campanie est une forme de liquamen ;
- le surströmming suédois rappelant le goût de l’hallex.
De plus, bien que la recette du Garum ait été perdue, elle a été à l’instar du murrī d’Al-Andalus reconceptualisée et adaptée au fil des siècles, et ce, jusqu’à nos jours. On peut citer :
- la sauce Worcestershire qui est à base d’anchois fermentés ;
- le garum sicilien et le garum de Maratea reconnu Produit Agroalimentaire Traditionnel (PAT) depuis 2006 ;
- la sardella de Calabre dont certains prétendent qu’il s’agit d’une réinterprétation du Garum à base de piment ;
- la poutargue (ou boutargue), poche d’œufs de la femelle du Mulet cabot (Mugil cephalus), du thon rouge (Thunnus thynnus), ou du thon jaune (Thunnus thynnus), pressée, salée et séchée. Consommées en fines tranches, râpées dans un plat de pâtes, ou sur les toasts beurrés ;
- la tapenade à base de câpres, d’olives noires, de filets d’anchois et de thon mariné, créée en 1880, par le chef Meynier, du restaurant La Maison Dorée à Marseille. Cependant, on sait que les pâtes à base d’olive existaient déjà auparavant. Traditionnellement, la tapenade est préparée avec des olives noires, auxquelles s’ajoutent des filets d’anchois à l’huile, de l’ail, du thym, des câpres et de l’huile d’olive. Il existe également une variante à base d’olives vertes ;
- ou encore l’Anchoïade, variante du pissalat niçois, ou de la tapenade, à base d’anchois, de câpres, d’huile d’olive, et d’ail, traditionnellement pilonnés dans un mortier.