La lingua franca

La lingua franca, signifie littéralement en latin tardif langue franque, est historiquement un pidgin utilisé comme langue véhiculaire du Moyen Âge au XIXᵉ siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen, principalement par les explorateurs, les voyageurs, les marins et les marchands, mais aussi par les bagnards, les prisonniers, les esclaves et les populations déplacées de toutes origines.

Le terme semble avoir été inventé d’après l’arabe d’Al-Andalus, où le géographe Ibn Chordadhbeh (820-885) atteste du terme la lingua franca (al lugha al-ifranjiyya).

On l’appelle aussi sabir (qui se dit uniformément en portugais, espagnol (castillan), occitan et catalan saber, « savoir »), dérivé du latin sapere ou encore « franco » (le franco désignant plutôt le langage interethnique utilisé en Méditerranée occidentale à l’époque de la piraterie barbaresque).

Dans son célèbre Dictionnaire universel, le lexicographe français Antoine Furetière (1619-1688)

en donne la définition suivante de la « Langue franche ou Langage franc » : « Un jargon qu’on parle sur la mer Méditerranée, composé de français, d’italien, d’espagnol et d’autres langues, qui s’entend par tous les matelots et marchands de quelque nation qu’ils soient ».

Elle est nommée en anglais, « Mediterranean Lingua Franca » marquant bien son aire géographique, même si l’on sait qu’il a été utilisé dans la mer Rouge et l’océan Indien, comme en témoigne son utilisation pour nommer le cap Guardafui dans le nord de la Somalie (qui en dialecte génois signifie « regard-fuite » : guarda « regard » et fuggi/fui « fuir »).

Le sabir

Le mot sabir désigne une langue née du contact entre des locuteurs parlant des langues maternelles différentes placés devant la nécessité de communiquer. Le sabir est par définition une langue véhiculaire (une langue d’appoint créée pour les besoins de communication) et non maternelle (comme les langues créoles), produit du mélange de plusieurs langues maternelles, et donc un pidgin, mais théoriquement encore plus pauvre que ce dernier.

Les sabirs ont ainsi un lexique sommaire, limité aux besoins immédiats des locuteurs, et une syntaxe simplifiée par rapport aux langues d’emprunt.

Historiquement, le terme sabir désigne la langue utilisée dans les milieux du commerce et la diplomatie pour communiquer en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, mélange de plusieurs langues méditerranéennes. Ce langage des ports de la Méditerranée résulte d’un mélange de français, d’espagnol, de grec, d’italien et d’arabe.

Le vocabulaire et la grammaire

La lingua franca étant essentiellement utilitaire, elle a laissé très peu de traces écrites directes.

  • Le vocabulaire est très limité. Les mots utilisés étaient principalement empruntés aux langues romanes : le portugais, l’espagnol, le sarde, l’italien, le français, l’occitan, le catalan et de latin, mais ils pouvaient aussi appartenir de façon plus marginale à d’autres langues du bassin méditerranéen comme l’arabe, le berbère, le maltais, le grec, le turc… ainsi qu’à celles de voyageurs d’origine perses et slaves.
    • Un grand nombre de mots courants en français, comme dans d’autres langues européennes, sont arrivés d’Orient par l’intermédiaire de la lingua franca.
  • La grammaire quasi inexistante : les verbes sont utilisés à l’infinitif et sans aucune forme de mode ou de temps. Au XVIIᵉ siècle, cependant, apparaissent des distinctions rudimentaires de temps (passé, présent, futur).

Les traces écrites

Les documents écrits se limitent à des observations de voyageurs, comme dans le premier document connu en lingua franca qui date de 1296 : il s’agit du plus ancien livre de navigation en de la Méditerranée, intitulé « Compasso da Navegare ». Et à quelques citations ou inclusions dans des œuvres littéraires.

Parmi elles on retrouve celles : d’un auteur anonyme « Contrasto della Zerbitana » vers 1284/1305, de Gigio Artemio Giancarlis « La Zigana » parue en 1548, et dans une plus large mesure, Molière (1622-1673) en France, avec la scène du Mamamouchi dans Le Bourgeois gentilhomme, Carlo Goldoni (1707-1793) en Italie, avec L’Imprésario de Smyrne (1759) et plus récemment Jacques Caillol avec celui du charlatan dans la pièce de théâtre en occitan « Le marché de Marseille vo lei doues coumaires ».

L’écrivain espagnol Miguel de Cervantes (1547-1616), dans son roman Don Quichotte, où il raconte l’histoire du capitaine captif, fait une claire allusion à la lingua franca lorsqu’il mentionne l’existence d’une « langue qu’on parle entre captifs et Mores (Maures), sur toutes les côtes de Berbérie (Barbarie), et même à Constantinople, qui n’est ni l’arabe, ni le castillan, ni la langue d’aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parvenons à nous entendre tous ».

Le XVIIᵉ siècle fut considéré comme son « âge d’or » de lingua franca dont la littérature de cette époque a utilisé la lingua franca principalement comme ressort comique : entre autres, Emmanuel d’Aranda (1602-1686), espagnol victime du Corso, en donne quelques exemples à travers ses aventures personnelles et trace un portrait d’Alger de son temps où il fut esclave.

Le corso

Le mot italien « corso » désigne les activités de déprédations maritimes réciproques entre chrétiens et musulmans, qui ont eu lieu du XVIᵉ au XVIIIᵉ siècle en Méditerranée. Consistant en attaques de navires de commerce et en captures de villageois sur les côtes, suivies de la mise en esclavage des captifs en vue de leur exploitation ou de leur rachat, le corso a concerné les populations des côtes de la Méditerranée pendant les trois siècles de son existence, et a impliqué des acteurs exogènes à cette mer.

Le corso peut être compris en deux aires d’action, la Méditerranée occidentale et la Méditerranée orientale, où les enjeux et les acteurs varient. Située entre la guerre course et la piraterie, cette forme de violence maritime est admise par les mœurs de l’époque, et qui fut l’activité principale de certains pays-corsaires, principalement méditerranéens, tels que les états des barbaresques. Ce Corso est généralement soumis à des règles de droit entre mandaté et mandataire prévoyant les règles d’engagement et la répartition des prises.

Les chevaliers hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem avaient, au moins, quand ils étaient à Rhodes (au XIVᵉ siècle) et au début de leur présence à Malte, la volonté de faire la police des mers, c’est le « contre-corso », la contre-course. Mais assez rapidement, vers le XVIᵉ siècle, la contre-course se transforme tout simplement en corso, en pratiquant des « razzias », l’esclavage et faisant des prisonniers dans la guerre de course pour négocier leur rachat, permettant un développement économique de l’île.

La lingua franca d’Alger

En méditerranée, chaque régence ottomane avait sa propre version de lingua franca, de ce fait, il est donc aujourd’hui difficile de dresser un lexique exhaustif, même si en 1830, un lexique lingua franca-français, augmenté d’un guide de conversation et d’un petit vocabulaire arabe algérois-français, est édité à Marseille à l’attention des nouveaux colons arrivant en Algérie. Ce dictionnaire nous donne une vision assez claire, socio-linguistiquement, de l’état de la lingua franca dans la régence d’Alger avant la colonisation française.

Charles Farine, colon de la région d’Orléansville (Chlef) en Algerie rapporte dans son livre la rencontre, que dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle avait eu lieu une rencontre entre le général français Pierre Hippolyte Publius Renault (1807-1870) et les représentants des milices algériennes employées par la France où ceux-ci expliquaient en « lingua franca d’Alger » qu’ils préféraient se battre plutôt de creuser des tranchées pour se protéger : « Trabajar barout bono, trabajar terra makach », (Travailler le barout [la poudre à canon] c’est bien, travailler la terre c’est mal). Barout vient du français « poudre » et makach est une forme de dire « rien », c’est-à-dire « non ».

Baroud (bārūd) mot d’origine arabe ou chleuhe qui désignait le salpêtre, puis la poudre à canon. On le retrouve sous la forme de « Barut » en turc. Dans l’argot militaire français, il désigne un combat ou une bagarre. Mais barout (baroud) a peut être la même origine que Barouf de l’occitan barofa et de l’italien baruffa (querelle confuse, heurt, rixe, bagarre) mot qui est issu du haut allemand bihruofjan signifiant « crier tous ensemble ».

On considère l’arrivée des Français en Algérie et en Afrique du Nord comme la fin de la lingua franca.

La lingua franca portugaise

Selon la théorie du linguiste allemand Hugo Schuchardt (1842-1927), la lingua franca était aussi connue des marins portugais. Lorsque ceux-ci ont commencé leurs explorations des côtes d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie, ils ont communiqué avec les indigènes en mélangeant une version de la lingua franca avec des influences portugaises avec les langues locales. Lorsque les navires anglais et français ont commencé à rivaliser avec les Portugais, les équipages ont tenté d’apprendre ce « portugais corrompu ». Par un processus de changement, les mots issus de la lingua franca et du portugais ont été remplacés par ceux des langues des peuples en contact.

Cette théorie expliquerait les similitudes entre la plupart des langues pidgins et créoles basées en Europe, telles que le tok pisin créole de Papouasie nouvelle Guinée, le papiamenton créole portugais des Antilles néerlandaises, le sranang tongo ou Taki Taki créole surinamien, etc.

Ces langues utilisent des formes similaires au mot sabir pour désigner le mot « savoir » et piqueho pour « petit ».

Débat autour de la lingua franca

De nombreux aspects de la lingua franca font encore largement l’objet de débats du fait que c’était une langue principalement orale. Cela peut également refléter la nature non fixée et changeante de la langue.

Les aspects débattus sont la classification de la langue et l’origine du terme « lingua franca ». La forme latine « linguae francae » semble suggérer qu’il puisse s’agir de la « langue des francs ». Mais d’autres suggèrent, qu’il puisse s’agir de « langue libre », car franc faisant aussi appelle à ce qui est libre, que l’on retrouve dans « franchise commerciale », « ville franche » et « port franc », faisant peut-être référence au libre-échange. Des traductions arabes iraient dans ce sens de « langue commerciale » pareillement pour signifier « vénitien » (Venise étant la grande puissance commerciale de l’époque), mais d’autres traductions musulmanes reverraient vers la « langue des francs », car ceux-ci désignaient les croisés par le terme « Francs ». Dans ce cas, cela renverrait à un synonyme de « langue latine », « langue occidentale » ou simplement pour signifier « langue française » dans certain cas.

Bien que la langue soit officiellement classée comme un pidgin, certains chercheurs soutiennent que c’est inexact et pointe plutôt vers une inter-langue d’italien ou une forme de langue koiné (une langue aboutie et non un langage disparate créé à seule fin utilitaire). On présume que la première version a directement adopté des termes issus du latin, s’adaptant ensuite principalement à l’évolution de l’italien (70 % de ses mots sont liés aux dialectes italiens, notamment génois), et secondairement de l’espagnol, du portugais, du catalan et de l’occitan. Dont l’importance de ce dernier a été largement sous-évaluée dans les études sur la Lingua Franca. Plus tard furent incorporés un peu de vocabulaire arabe, turc et grec.

On considère aujourd’hui, qu’à l’époque médiévale, en raison du commerce, des relations maritimes et des contacts politico-militaires étroits entre l’Occident et l’Orient, il existait déjà une série d’inter-langues romanes basées sur le gallo-roman et, surtout, l’italo-roman. Mais il s’agissait de variantes instables et grossières qui ne pouvaient être assimilées à un pidgin. Certains linguistes admettent la présence le long des côtes berbères d’une langue commune qui s’est développée à partir d’un jargon maritime essentiellement italien (génois) à base d’espagnole et qui ne s’est stabilisée, selon la documentation existante, qu’au XVIᵉ siècle dans les États berbères (Alger, Tunis et Tripoli). Au Levant, ils présentent une situation sociolinguistique différente caractérisée par une inter-langue d’origine italo-romane (vénitien) probablement déjà répandue au Moyen Âge.

Conclusion

La communauté des linguistes estime que la Lingua Franca a été l’une des choses qui a joué un rôle important dans le changement du monde occidental.

Il semble qu’il y ait toujours eu, dans le monde, des langues de communication, ayant la même fonction que la lingua franca, servant de lien entre différents peuples. Beaucoup ont aujourd’hui disparu et de nouvelles ont pris leurs places et seront remplacées par d’autres en fonction des besoins.

Au fil des siècles, malgré leurs différences religieuse et culturelle, l’Orient et l’Occident semblent s’être mis d’accord pour choisir la lingua franca comme langue commune afin de faciliter les échanges de toute nature.

Donc, la lingua franca supplanta la koiné (qui était langue commune pour la communication et le commerce de l’Antiquité), tout en étendant son aire géographique à l’ensemble des rivages de la méditerranée et au-delà. Supplantée à son tour par le français dont les traités d’Utrecht (1713) et de Rastatt (1714) inaugurent sa primauté et qui fut utilisé, jusqu’à la conférence de paix de Paris en 1919, comme langue de la diplomatie occidentale en lieu et place du latin et dans des cours royales et princières européennes.

Par extension, le terme de lingua franca a fini par désigner n’importe quelle langue véhiculaire, utilisée par des populations de langues maternelles différentes pour communiquer.

De nos jours, l’anglais et sa version d’aéroport semble jouer le même rôle de lingua franca à l’international. De même qu’en Asie avec les chinois mandarin et cantonais, qui du fait de leurs nombres de locuteurs et de leurs diasporas seront peut-être en mesure de la supplanter à son tour.

Ce contenu a été publié dans Société, histoire et civilisation, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.