GAULOIS SAPANA, LATIN SAPO, GREC ΣΑΠΩΝ
Si le berceau du savon semble bien être le Moyen-Orient, l’origine du mot savon quant à lui semble bien différente. Si l’on suit les travaux du philologue Jacques André (1910-1994), dans son ouvrage « Études celtiques », il nous retrace le cheminement et les tribulations du savon pour arriver jusqu’à nous.
Le mouron et la saponine
Pedanius Dioscoride médecin, pharmacologue et botaniste du Ier siècle, donne comme synonyme grec de l’Anagallis de Phénicie (Anagallis phœnicea Scop.) nom du mouron rouge : Gálloi sapána.
Le mot mouron viendrait probablement du moyen néerlandais, muer, qui aurait comme sens cheveux. De celui-ci dériverait souci (s’inquiéter, être tourmenté), d’où les expressions : « se faire du mouron », « se faire du souci », qui ont comme synonyme « se faire de la bile », « se faire des cheveux (blancs) », « se faire du mauvais sang ». Mais le mot pourrait dériver également de dialectes allemands avec muiliukas « mouron » qui serait un diminutif de muilas (savon en italien) et garderait dans ce sens l’utilisation ancienne de la plante comme détersif.
Le mouron rouge ou mouron des champs est en effet une plante toxique riche en saponine et surtout une plante médicinale vénéneuse, très irritante pour la peau et les muqueuses. Trouvé aux mêmes endroits, le mouron rouge à fleurs bleues en semble moins pourvu. Bouillies dans l’eau, les graines et les parties vertes de la plante donnent une écume savonneuse.
Les médecins grecs puis romains avaient bien noté cette particularité de la plante, comme l’écrit Galien, « les deux espèces de mouron, celle à fleur bleue et celle à fleur rouge, sont fortement détergentes ».
Les saponines sont des substances qui produisent une mousse semblable à celle du savon quand on les agite dans l’eau. Elles ont un caractère émulsifiant et détergent et on a effectivement traditionnellement longtemps utilisé des racines de plantes du genre Saponaria (Famille des Caryophyllaceae) ou certaines Sapindaceae pour fabriquer du savon. Au sujet de ces Sapindaceae, Xavier Delamarre nous renvoie au mot sapin et à une origine pré-celtique venant d’un peuple installé dans les Alpes dès le néolithique (les Boïens ?).
Le nom saponine est lui-même apparenté au mot savon, auquel la saponaire (Saponaria officinalis utilisée comme substitut du savon) et le savonnier originaire de Chine et de Corée.
Origine gallique ?
Si l’on admet généralement que säpö, attesté par Serenus Sammonicus, au IIe siècle de notre ère, serait un emprunt au gaulois sapana et le grec sápon (σάπων) un emprunt au latin, la réalité semble plus complexe : le mot gaulois serait lui-même un emprunt au germanique saipiôn aujourd’hui seife en allemand nommant le savon.
Pline l’ancien serait le premier auteur à mentionner le sapo et il semble même en attribuer la découverte aux Gaulois et l’usage aux Germains, plus spécialement. Il en cite deux emplois, l’un en médecine, contre les scrofules, l’autre pour la teinture capillaire.
De son côté, Martial, dans ses épigrammes, lui attribue des noms et une origine différente. Il nous renvoie à la Germanie pacifiée : de l’embouchure du Rhin et de la Meuse (Bataui) à la Germanie centrale entre Rhin et Weser (Chattica Teutonicos) en passant par Aquae Mattiacae (Wiesbaden) « les eaux des Mattiaques », branche du peuple Chatte.
Et mutat Latias spuma Bataua comas (8, 33, 20).
Chattica Teutonicos accendit spuma capillos (14, 26).
Si mutare paras longaeuos cana capillos,
Accipe Mattiacas — quo tibi calua? — pilas (14, 27, avec comme titre sapo).
Aux deux premiers siècles, le mot n’était connu des Romains que par les campagnes au-delà du Rhin et par les Gaulois immédiatement au contact des Germains. Au même moment, le médecin Philoumenos fait, lui aussi, allusion à son origine germanique.
Teinture
Au Ier siècle avant J.-C., à l’époque de Caton, les femmes romaines utilisaient comme décolorant des cendres contenant du carbonate de potasse.
Du vivant de Pline, en Italie, le sapo est utilisé non pas à des fins médicinales ou hygiéniques, mais comme teinture par les Romains qui voulaient suivre la mode sans porter une perruque faite de cheveux d’esclaves germaines. Pline nous dit également qu’il s’agit d’un produit complexe constitué de suif, de cendres et de jus d’herbes (sans en préciser la composition exacte) destinés à colorer en rouge (ou roux).
Ovide, au Ier siècle avant J.-C., dans l’art d’aimer (3, 163), nous dit :
Femina canitiem Germanis inficit herbis.
La femme teint ses cheveux blancs grâce à des herbes de Germanie.
Cela montre que si le terme était ignoré à cette période, la technique semble avoir été connue à Rome dès l’époque de l’Art d’aimer.
Quant au savon, dans ses usages modernes, il était inconnu à Rome où l’on usait de la racine de saponaire (slruihium, lanaria herba, radix lanaria), de carbonate de potasse (nitrum), de lessive de cendres (lixiuia), de terre à foulons (creta fullonia). Il l’est resté fort longtemps, au moins jusqu’au IVe siècle.
Un usage médicinal
Après Pline et Martial, nous avons une coupure, le sapo n’est plus mentionné pour la teinture des cheveux. Peut-être est-ce dû à un chargement de mode ? L’absence du mot chez Celse (Aulus Cornelius Celsus) auteur d’ouvrages de médecine (fin Ier siècle av. J.-C.- début du Ier siècle ap.) et Scribonius Largus, médecin de l’empereur Claude, attesterait donc que le sapo n’était pas employé à Rome, en médecine, au début du Ier siècle après J.-C.
La mention du savon apparaît au IIIᵉ siècle chez Serenus Sammonicus sous forme de médecine pour guérir les bleus et les cicatrices du visage :
Horrebit si liuor atrox aut nigra cicatrix
Attrito säpone genas purgare memento ;
S’agit-il de ranimer un teint livide ou de faire disparaître de noires meurtrissures,
il faut se frotter les joues avec du savon broyé,
Au Ve siècle, l’africain Cassius Felix, nous dit « On emploiera aussi (pour les démangeaisons) un savon dont voici la recette : carbonate de potasse, soufre vif, noix sèches, graisse de porc, savon Gaulois, feuilles d’ache verte à poids égal : on fabriquera ce savon et on s’en servira dans un bain brûlant ».
Au VIe siècle, Marcellus de Bordeaux, surnommé Marcellus Empiricus, dans son traité « De Medicamentis » où se mêle sans distinction recettes positives, magiques et incantatoires, nous apprend :
4, 28, saponem (contre la teigne) ;
6, 31, saponis Gallici selibram (contre la chute des cheveux) ;
7, 1, saponis Gallici (pour faire friser les cheveux) ;
7, 6, tum in balineo capul sapone oplime lauabis (pour empêcher les cheveux de blanchir) ;
18, 26, glandem tritam cum sapone adpone (contre les suppurations des ongles) ;
19, 40, saponem Gallicum (pour effacer les cicatrices des brûlures) ; et 34, 9 (pour les varices) ;
14, 69, saponis albi pilulas III (pour la luette).
Deux faits intéressants sont à noter :
- D’une part, il s’agit toujours d’un savon de beauté à usage médicinal, et jamais d’un savon pour la lessive ou pour la propreté corporelle.
- D’autre part, les auteurs (outre le Sapo albus Hispanus) semblent distinguer sapo, terme général, et sapo gallicus, spécialité médicinale qui entre, chez Cassius Félix, dans la composition d’un sapo pour le bain contre les démangeaisons.
L’emploi pour les cheveux n’apparaît plus que chez Marcellus, où il s’agit d’ailleurs non de décolorer les cheveux pour des raisons de mode, mais de les empêcher de blanchir et de tomber ou de les faire friser.
Asclépiade de Bithynie, un médecin grec de la fin du IIe siècle av. J.-C., écrit dans ses prescriptions :
- « autre remède pour le nez pour tirer les phlegmes : deux setiers d’huile ordinaire, une livre de savon… » ;
- « autre badigeonnage de la bouche : dissoudre du savon dans du jus de bette, badigeonner le palais et la luette ».
Au IIe après J.-C., le mot est très fréquent chez Gallien : « ce qu’on appelle savon est un des produits qui nettoient le mieux » ; XII, 826, (pour les durillons), XII, 827, (pour l’éléphantiasis), etc.
Arétée de Cappadoce le mentionne pour nettoyer la peau dans l’éléphantiasis, « il est mille autres drogues : les boulettes « nitreuses » des Celtes, qu’on appelle aujourd’hui Gaulois, avec lesquelles ils lavent le linge, et nommées savon, lavent bien le corps dans un bain ».
Son usage est commenté également au IVe siècle par Oribase puis au VIe siècle par Alexandre de Tralles.
Une médecine venue d’Orient
D’après les renseignements que donne Pline, Asclépiade fut en relation avec le roi du Pont, Mithridate, qui voulait l’attacher à son service. Il n’en faut pas conclure que c’est à Rome que ce médecin, qui fut d’abord professeur d’éloquence, ait connu le sapo. Sa science est toute grecque et elle devait l’être pour assurer son succès à Rome. Le remède du sapo n’est pas emprunté aux Gaulois de Gaule ou de Cisalpine.
Si l’on examine l’origine des médecins grecs qui ont employé le sápon (σάπων), on constate qu’Asclépiade, né à Pruse, en Bithynie, vers 130 av. J.-C., n’est venu à Rome qu’à trente ans passés, que Galien est né à Pergame en 131 ap. J.-C. et n’est arrivé à Rome qu’en 164, qu’Oribase est, lui aussi, né à Pergame, qu’Arétée est Gappadocien, qu’Alexandre de Tralles, bien que postérieur, est originaire de Carie. Bref, tous ces médecins ont vu le jour et séjourné en Asie-Mineure, au moins jusqu’à l’âge de trente ans.
Au Ier siècle, les Romains ne connaissent le sapo que comme teinture capillaire. Les médecins l’ignorent dans ses emplois médicinaux. Contre l’éléphantiasis, dont le sápon (σάπων) est un spécifique chez les Grecs, Celse, 3, 25, 3, ne conseille que des applications de plantain. Pline seul, mais négligemment et comme en passant, parle de son usage chez les scrofuleux, mais sa source est sûrement un des médecins grecs qui figurent à l’index du livre 28, puisque cet index ne comprend aucun médecin latin, hormis Celse qui justement ignore cette thérapeutique. Les Grecs d’Asie Mineure en ont donc fait mention plus d’un siècle avant les Romains, plus de trois siècles même, si l’on s’en tient aux seuls usages médicinaux. Ils ne pouvaient tenir le mot et la chose que des Galates d’Asie Mineure. Pruse et la Cappadoce, dont les plus riches contrées furent occupées par les Gaulois Tectosages (cf. Pline, 5, 146), sont au contact immédiat de la Galatie et Pergame n’en est pas très éloignée. Les Celtes de Galatie parlaient encore gaulois au temps de Strabon (12, 567), c’est-à-dire après Asclépiade.
Les Volques Tectosages ont participé à la « grande expédition » de 280 av. J.-C. qui les a conduits en Asie Mineure où les Tectosages forment un des trois grands peuples des Galates.
Une origine germanique
Ainsi le gaulois avait déjà emprunté le mot au germanique lorsque, vers -300 vraisemblablement, les Celtes s’ébranlèrent en direction de l’Orient (c’est en -278 que le premier corps de Celtes fut appelé en Bithynie). On en conclura aussi que ces émigrants avaient été au contact immédiat des Germains, puisque, dans le domaine occidental, d’après les données de Martial, nous ne rencontrons d’abord « sapo » qu’en Germanie ou dans la partie de la Gaule au contact de cette dernière. Et l’on sait que les Germains ont dû être de très bonne heure au voisinage des Boïens (Boii) vers le sud.
On peut dès lors suivre les itinéraires divergents du mot savon venu du germanique « sapion », parti vers l’est avec le finnois « saippio » puis vers l’ouest et au sud avec le gaulois « sapo » (avec son dérivé « sapana ») passé au latin « sapo ». Mais aussi vers le sud-est, grâce aux migrations orientales celtiques, en Asie-mineure à travers la langue grecque « sapon » ensuite à la Grèce continentale d’un côté, puis sur un autre persan, arabe et turc donnant le mot « sabun » (ṣābūn).
Sources ; Jacques André – Études celtiques, Année 1956 7-2 pp. 348-355