« Pourquoi langues anciennes ? Et non pas langues mortes ? Langues ou humanités classiques ? Ou Langues de l’Antiquité ? Ou pourquoi ne pas préciser clairement Latin et Grec ? ».
Ce sont souvent les questions auxquelles il faut répondre en tant qu’organisateur « d’Autun, capitale des langues anciennes » et initiateur de la démarche visant à l’inscription des langues anciennes au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Unesco.
Définition
Mais avant de répondre, et pour lever toute ambiguïté, il semble important de proposer une définition de ce que peuvent être les langues anciennes, car même pour le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), il semble que les langues anciennes soient des langues mortes, des Langues qui ne sont plus en usage. Derrière cette apparente certitude se cache une réalité bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
Voyons dans un premier temps ce qui nous paraît être acquis. Elles sont les langues qui ont succédé aux Protolangages (langages primitifs datant de la Préhistoire et qui seraient composés de juxtapositions de mots concrets sans grammaire) et qui prennent forme pendant l’Antiquité (à partir de 4 000 av. J.-C.) par l’apparition et le développement de l’écriture.
Les langues anciennes
Dans un second temps, si les langues anciennes sont souvent appelées langues mortes, c’est que dans les faits, beaucoup d’entre elles, n’ont plus aucun usager, leur prononciation s’est perdue, leur écriture n’est pas déchiffrée ou encore celles qui, à ce jour, nous sont encore inconnus et qui sont des langues éteintes. En revanche, d’autres font encore preuve d’une certaine vitalité et ont encore des usagers à travers ceux qui les étudient comme l’Égyptien ancien ou le Grec classique et qui continue à s’enrichir de nouveaux mots comme c’est le cas du Latin. Les langues liturgiques reposent fréquemment sur des langues anciennes comme l’Arabe, le Copte, le Latin et peuvent servir de conservatoire comme dans le cas de l’Hébreu qui a fait l’objet d’une réelle renaissance.
Les langues anciennes sont les langues mères de nos langues modernes, elles sont omniprésentes dans notre quotidien dans lequel on les retrouve sous des formes multiples : médecine, mathématique, physique, botanique… On les retrouve de manière moins directe à travers le nom des entreprises ou de marques qui sont nombreuses à avoir choisi un nom aux consonances latines ou grecques. Un choix qui s’explique souvent par la volonté de donner une image de sérieux :
ACER (acies, aciarium « tranchant »,« vigoureux ») ; AUDI (audi, « écoutez ») ; BONUX (bonus, « bon ») ; CALOR (calor, « chaleur ») ; CANDIA (candidus, « blanc ») ; DURALEX (dura lex, sed lex, « la loi est dure, mais c’est la loi ») ; FOLIO (folium, « feuille ») ; NIVEA (nix, nivis, « neige ») ; SANEX (sanus, « sain ») ; URGO (urgeo, « s’occuper avec insistance de quelque chose ») ; VALDA (contraction de valetudo, « santé », et dare, « donner ») ; VINCI (impératif du verbe vincere, « vaincre ») ; VIVENDI (gérondif de vivere, « vivre ») ; VOLVO (volvo, « je roule ») …
Si notre démarche d’inscription au PCI des langues anciennes, vise à préserver principalement le Latin et le Grec ancien à travers le riche patrimoine artistique et culturel qu’ils nous ont légué, mais aussi à travers les mots et les sonorités dont nous sommes dépositaires, elle se veut également ouverte aux autres langues anciennes qui sur le plan français sont constitutives de notre héritage national et européen ; tel le Gallique (le Gaulois), l’Euskara (le Basque), les langues Brittoniques comme le Breton ou encore le Germanique commun mais également sur le plan international avec les langues anciennes venant d’autres bassins culturels comme l’Arabe, les langues Bantoues, l’Hébreu, le Farsi (le persan), le Sanskrit, le Chinois ou encore le Navajo… qui sont autant de langues anciennes qui peuvent rejoindre et intégrer cette démarche internationale.
Le latin et le grec ancien
Si le Latin et le Grec ancien ne sont plus des langues maternelles, ni des langues nationales, ni des langues administratives ou juridiques, elles continuent néanmoins de vivre à travers les communautés des universités qui les étudient et les pratiquent. Par contre, il est important de ne pas les réduire à leurs formes classiques, ou à être des langues de l’Antiquité, ce serait oublier de fait tout le patrimoine et la diversité qu’elles ont laissé dans leur forme archaïque, vulgaire ou post classique.
Le Latin et le Grec ancien ne peuvent être considérés en France comme des langues étrangères puisqu’ils sont à l’origine de la langue française et de nombreuses langues régionales, dont ils sont les langues mères.
Le grec ancien
L’attique, que nous appelons plus communément Grec ancien était la langue parlée à Athènes et par les grands philosophes de la période hellénistique, il est l’un des nombreux dialectes de Grec ancien parlé au côté du béotien, de l’ancien macédonien ou de dialecte dorien comme le laconien… Si l’on devait se limiter à son acception classique on exclurait de fait l’héritage de son pidgin la Koinè qui signifie « commun », qui s’est développé comme « dialecte commun » à partir des différents dialectes grecs plus ou moins inter-compréhensibles entre les différentes armées d’Alexandre le Grand. Véhiculée par les militaires et les commerçants, la Koinè s’est répandue autour de la Méditerranée. C’est la langue de la Septante, du Nouveau Testament et des évangiles, appelée aussi langue grecque biblique. Normalisée dès l’époque hellénistique, la Koinè servit de langue vernaculaire au monde hellénique puis à l’empire byzantin pour devenir la langue mère du Grec moderne.
En français comme en anglais, des milliers de mots sont issus du grec ancien. Ils sont souvent des mots scientifiques, mais aussi des mots du langage de tous les jours comme : crâne (κρανίον – kraníon), théâtre (θέατρον – théatron), atome (ἄτομος – átomos), téléphone, (de τῆλε – tễle et de φωνή – phônế), boutique (ἀποθήκη – apothếkê), caractère (χαρακτήρ – kharakter), ou beurre (βούτυρον – boúturon) qui seraient passés dans le français via le latin ou d’autres langues comme l’occitan et souvent très éloigné de leur étymon grec qui se cache derrière chacun d’eux.
Le latin
Le Latin quant à lui est celui dont l’héritage est le plus dense ; et là aussi se contenter de sa forme classique revient à se priver de l’héritage de ses formes archaïques puis postérieures que sont le bas Latin, le Latin médiéval, le Latin humaniste de la Renaissance, et au néo-Latin qui lui succède pour arriver au Latin contemporain. Langue officielle du Vatican et de l’Église catholique romaine, dont le dernier concile s’est tenu dans cette langue, c’est aussi une langue de culture.
S’il est bien connu que le Latin est à l’origine des langues romanes issues du Latin populaire comme l’Italien, le Roumain, l’Aroumain, le Français, l’Occitan, le Francoprovençal, le Catalan, l’Espagnol, le Portugais, le Sarde, le Corse…, ainsi que des langues aujourd’hui éteintes comme le Dalmate ou le Mozarabe et de nombreuses langues judéo-romanes tels le Shuadit (Judéo-Provençal), le Ladino (judéoespagnol), le judéo-catalan et l’Aljamiado, qui signifie la langue d’un non-Arabe, qui quant à elle est le procédé qui consiste à écrire une langue romane d’Espagne en alphabet arabe durant l’époque tardive d’Al-Andalus ou encore le Bagitto (judéo-italien de Livourne), et du sabir lingua franca… Il est moins connu en revanche qu’il est aussi à l’origine de 56 % des mots de la langue anglaise (statistique établie sur les 80 000 mots du Shorter Oxford Dictionary).
Si le latin a fourni à la langue française l’origine de bon nombre de mots, le français a également intégré de nombreuses locutions latines utilisées telles quelles : ad hoc, alias, a posteriori, in situ, in extremis, in fine, ex nihilo, alter ego, modus operandi, quid, ou encore et cætera n’en sont que des exemples.
Langues de culture
Après avoir été des langues universitaires jusqu’au XXe siècle, le Latin et le Grec ancien sont devenus des langues de Cultures, bien que le Grec soit le moins usité, elles servent à forger certains néologismes, notamment dans le domaine des sciences. Actuellement, un peu partout dans le monde, des gens communiquent en latin et en grec ancien, que ce soit à travers les universités, où elles sont enseignées et pratiquées, que dans des cercles de discussions à travers le monde.
De nombreux instituts et fondations se sont ouverts pour leurs enseignements et leurs utilisations avec le Latin comme langue de communication ou de langue de travail lors de leurs congrès et pour leurs publications, tels : l’Accademia Vivarium Novum de Frascati, l’Institut Polis de Jérusalem, la Schola Nova de Belgique, la Domus Latina de Bruxelles, l’Academia Latinitati Fovendae de Rome, le Collegium Latinitatis en Espagne ou l’Oxford latinitas project en Angleterre, Cultura Clásica, en Espagne, le Circulus Latinus Lutetiensis de Paris…
Il s’agit également de promouvoir le Latin comme une véritable langue moderne qui selon un article du Monde intitulé « Pour que le Latin ne meure », Pierre Georges mentionne que la langue latine s’est enrichie de 60 000 termes et locutions au cours des deux derniers siècles, à l’instar de Epistola electronica (e-mail) ou de Liber facierum (Facebook) ou encore de res inexplicata volans (OVNI) et de vis atomica (puissance nucléaire).
Aujourd’hui, des revues, des périodiques et des sites web sont édités en latin à travers le monde entier avec, pour exemple : Vita Latina (France), Vox Latina (Allemagne), Melissa (Belgique), ou le Diarium Europa, journal et calendrier scolaire rédigé en latin et distribué à travers l’Europe, ou encore le magazine de mots croisés Hebdomada Aenigmatum et le journal Ephemeris. Des sites internet tout en latin sont également conçus comme un Wikipédia en latin, un Google en latin, ainsi que des émissions radio : en Finlande depuis plus de vingt ans, la radio nationale donne une émission en latin trois fois par semaine nommée Nuntii Latini, également en Allemagne la radio F.R.E.I. d’Erfurt a une émission en latin chaque semaine qui s’intitule Erfordia Latina. Avec le développement des réseaux sociaux, des groupes, des communautés se rassemblent afin de pouvoir s’exprimer et communiquer en latin.
De même, il existe toujours une tradition de la poésie latine ininterrompue depuis la Renaissance ainsi qu’une littérature contemporaine comportant la traduction de nombreux ouvrages récents, dont des bandes dessinées. Toute cette dynamique joue un grand rôle dans la promotion du Latin et lui permet de continuer à vivre en attendant des jours meilleurs.
Mais ce regain d’attention pour Latin n’est pas qu’européen, un peu partout sur la planète, des États-Unis à la Russie en passant par la Chine, des chairs universitaires, des instituts, des cercles de discussions se créent.
L’exemple chinois est intéressant en soi, car la Chine est un pays qui se situe hors de la zone gréco-latine traditionnelle où l’enseignement et la maîtrise du latin sont devenus primordiaux afin de se réapproprier son histoire. Sous le régime de Mao, durant la Révolution culturelle, beaucoup d’archives, de documents anciens furent détruits et seules les traductions latines et les observations qu’en ont faites les missionnaires européens, qui y ont vécu du XVIe au XVIIIe siècle, subsistent. C’est donc par la connaissance du latin que les Chinois peuvent en partie se réapproprier leur histoire et retrouver leur mémoire perdue.
Ou encore, autre exemple asiatique, celui du Japon qui pourtant n’a jamais eu de contact avec le monde hellénistique, et qui a, depuis l’ère Meiji (1868-1912) et jusqu’à nos jours, été pris d’une véritable passion pour la Grèce antique. Il a développé tout un imaginaire culturel axé autour de la mythologie grecque, influençant partie de sa littérature, de sa philosophie, de son architecture et des arts japonais contemporains, sans oublier les mangas. La façon dont le Japon a incorporé ce legs occidental est un véritable modèle d’appropriation des cultures, ce qui fait dire au spécialiste du Japon contemporain Michael Lucken : « l’Antiquité gréco-romaine fait partie des fondements de la culture du Japon contemporain ».
Langue institutionnelle
En Occident, le latin et les références latines sont restés une sorte de langue institutionnelle non officielle à qui on fait appel quand il faut rassembler ou donner du prestige et du cérémonial :
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Aux institutions : par exemple, quand l’Union Européenne a adopté sa devise « unie dans la diversité » c’est sous sa forme latine In varietate concordia qu’elle fut adoptée avant d’être traduite dans les autres langues de l’Union. L’UE a régulièrement recours à la langue latine pour de courtes et simples inscriptions, afin de ne pas avantager une langue au détriment d’une autre. Le Parlement européen : Parlamentum Europaeum, la Cour de justice : Curia, la Cour des comptes : Curia Rationum, le Conseil de l’Union : consilium… ou son célèbre programme d’échange d’étudiants et d’enseignants : Erasmus.
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Aux états comme la suisse est aussi nommée : Confoederatio helvetica et sa devise traditionnelle est Unus pro omnibus, omnes pro uno ; des pays africains comme l’Angola, Virtus Unita Fortior, ou sudaméricain comme le Surinam, Justitia – Pietas – Fides ; ou encore nord-américain comme le Canada, A mari usque ad mare. Fait plus la rare, la devise de l’état de Californie est en grec : Eureka !
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Aux villes Autun en bourgogne : Soror et æmula Romæ ou encore Paris avec son célèbre Fluctuat nec mergitur.
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Aux régions françaises : la Picardie, Fidelissima, la Lorraine, non inultus premor, ou encore la Collectivité d’outre-mer de Saint-Pierre-et-Miquelon, A mare labor.
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Aux armées : le Semper Fi des US Marines est l’abrégé de Semper Fidelis ou encore le Recedit Immortalis Certamine Magno du très décoré Régiment d’Infanterie de Char de Marine, l’ancien Colonial du Maroc.
Les langues anciennes comme héritage de l’humanité
Défendre les langues anciennes quand on n’en pratique aucune peut sembler une gageure à première vue, mais si l’on résonne en termes de Patrimoine, d’héritage culturel, cela prend tout son sens : c’est un véritable devoir de mémoire !
C’est une sorte d’obligation morale de se souvenir et d’entretenir la flamme qui nous lie aux générations passées, aux civilisations disparues, en nous incitant à nous rappeler leurs vécus, leurs connaissances, leurs philosophies, et nous permettent à travers elles de nous replonger dans la multitude de nos origines. Elles nous permettent également de profiter, de nous nourrir de la somme des expériences accumulées par nos anciens, de nos lointains ancêtres, pour mieux appréhender l’avenir afin qu’il ne soit pas plus effrayant pour nous qu’il ne l’eut été pour eux.
Préserver les langues anciennes, c’est bien plus que sauvegarder un héritage, c’est préserver notre mémoire, celle de l’Humanité !
« Je parle latin à Dieu, italien aux musiciens, espagnol aux soldats, allemand aux laquais, français aux dames et anglais à mon cheval », aurait dit Charles Quint.