Le contexte
Les femmes pendant la Première Guerre mondiale ont connu une mobilisation sans précédent. Plusieurs centaines de milliers ont servi dans les différentes armées dans des fonctions de soutien, par exemple en tant qu’infirmière. Mais la plupart d’entre elles ont remplacé les hommes enrôlés dans l’armée en occupant des emplois civils ou dans des usines de fabrication notamment de munitions.
Et c’est ainsi qu’avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, afin d’équiper l’armée américaine, des centaines d’ouvrières entrèrent dans une usine horlogère située à Orange, dans le New Jersey : l’US Radium Corporation. Leur tâche consiste à peindre des cadrans de montre au radium, le nouvel élément découvert à peine 20 ans plus tôt par Marie Curie, en 1898, et paré de toutes les vertus : cosmétiques, curatives, aphrodisiaques…
Cet emploi est considéré comme « un métier d’élite pour les ouvrières » : leur salaire dépasse de trois fois la moyenne en usine et les plus chanceuses peuvent espérer monter en grade et rejoindre ainsi les 5 % de femmes les mieux payées du pays. Alors que les femmes gagnent en indépendance, les ouvrières goûtent à la liberté financière. Beaucoup sont adolescentes, et leurs petites mains parfaites pour la délicatesse de l’ouvrage. Elles se passent le mot entre amies ou au sein de leur famille et, dans l’atelier, il n’est pas rare de voir des rangées de sœurs travailler les unes à côté des autres.
Les filles fantômes
La phosphorescence du radium constitue une grande partie de son attrait. La technique pour peindre des cadrans dépassant à peine les 3 centimètres de diamètre, pour un trait le plus fin possible, consiste à affiner la pointe du pinceau dans la bouche ; le procédé s’appelle le « marquage aux lèvres ». À chaque geste, des centaines de fois par jour, les ouvrières avalent un peu de la luminescente peinture verte.
Rapidement, les peintres de cadrans gagnent un surnom, les « filles fantômes », parce que lorsqu’elles sortent de l’usine, le soir, elles brillent littéralement dans le noir. Pour encore plus d’effet, les jeunes femmes en viennent à porter leurs robes de bal au travail afin de rayonner sur la piste de danse le soir venu. Certaines recouvrent même leurs dents de radium : leur sourire étincelant faisait tomber raide leurs soupirants. Par jeu d’adolescentes, les « Radium Girls » peignaient leurs ongles, leurs dents et leur visage avec la peinture mortelle fabriquée à l’usine, parfois pour surprendre leur petit ami quand les lumières s’éteignaient.
L’US radium Corporation
De 1917 à 1926, l’United States Radium Corporation s’est lancée dans l’extraction et la purification du radium à partir du minerai de carnotite pour produire une peinture fluorescente, commercialisée sous la marque « Undark ». Sous contrat avec le Département de la Défense des États-Unis, l’US Radium était un important fournisseur de montres radioluminescentes pour l’armée.
En 1920, trois grands fabricants américains ont produit 4 millions d’horloges avec des nombres lumineux contenant du radium. La société, pendant sa durée d’activité, a transformé environ 1 000 tonnes de minerai qui ont engendré 1 600 tonnes des matériaux radio-actifs.
L’exposition aux rayonnements
L’US Radium avait embauché quelque 70 femmes pour accomplir différentes tâches, y compris la manipulation du radium, tandis que les propriétaires et techniciens qui travaillaient pour eux, connaissant les effets nocifs du radium, avaient soigneusement évité de s’exposer eux-mêmes au danger. Les chimistes de l’usine utilisaient des écrans de plomb, des masques et des pinces, alors que les contremaîtres de l’US Radium encourageaient les ouvrières à épointer les pinceaux avec leurs lèvres, ou à se servir de leur langue pour les effiler.
On estime que 4 000 travailleurs ont été embauchés par la société aux États-Unis et au Canada pour peindre au radium le cadran des montres.
Beaucoup étaient des femmes à avoir reçu de fortes doses de rayonnements ionisants et commencèrent bientôt à souffrir d’anémie, de fractures osseuses, ainsi que de nécrose de la mâchoire. Plus tard apparurent des tumeurs cancéreuses des os (ostéosarcomes). Quatre premiers décès sont signalés entre 1922 et 1924.
Les appareils de radiographie de l’époque, assez primitifs, pourraient avoir contribué à aggraver l’état des ouvrières en mauvaise santé en les soumettant à des doses de radiations supplémentaires au cours des soins médicaux qu’ils ont dû suivre.
Cinq d’entre elles se firent connaître par leurs efforts visant à assigner leur employeur en justice. Quelques-unes sont décédées au cours de la procédure judiciaire des suites de leur exposition antérieure au rayonnement.
Le procès et les survivantes
L’histoire de ces abus perpétrés contre des travailleurs se distingue de la plupart des autres cas analogues par le fait que le contentieux qui s’est ensuivi a été largement relayé par les médias. Une ouvrière de l’usine Grace Fryer a décidé d’intenter des poursuites, mais il lui a fallu deux ans pour trouver un avocat, jeune et brillant, du nom de Raymond Berry, prêt à assigner l’US Radium devant les tribunaux en 1927. Au total, cinq ouvrières, Grace Fryer, Edna Hussman, Katherine Schaub et les sœurs Quinta McDonald et Albina Larice surnommées les « Radium Girls » par la presse, ont rejoint le mouvement.
L’US radium et d’autres sociétés fabriquant des cadrans de montre rejetaient les plaintes des travailleurs atteints, leurs souffrances n’étaient pas consécutives à l’exposition au radium, mais à des « impuretés dans la peinture ». Pendant un certain temps, les médecins, les dentistes et les chercheurs firent l’objet de pressions de la part des entreprises pour ne pas divulguer leurs données. À la demande pressante des employeurs, les décès des travailleurs étaient attribués par les professionnels de santé à d’autres causes. La syphilis a souvent été citée dans de nombreuses tentatives de dénigrement pour ruiner la réputation de ces femmes.
Malgré les manipulations du consortium du radium, les entreprises perdirent le procès et furent condamnées. Les victimes du radium furent indemnisées :10 000 $ plus 600 $ annuels pour chacune des plaignantes, mais pour beaucoup d’entre elles servi surtout à payer leurs propres funérailles.
La plupart des ouvrières sont mortes entre 1928 et 1933. Mae Keane, sans doute la dernière « radium girl », est décédée en 2014 à l’âge de 107 ans, ne doit sa longévité qu’au fait qu’elle avait démissionné après quelques mois. Pour autant, elle a perdu ses dents, contracté un cancer du côlon et un cancer du sein dans les années qui ont suivi.
L’engouement médiatique autour du procès et de son verdict incitât d’autres ouvriers et ouvrières à aller en justice, comme ce fut le cas pour Catherine Wolfe (épouse Donohue) au milieu des années 1930. À cette époque, les États-Unis traversent la Grande Dépression, Catherine et 4 autres ouvrières qui l’avaient rejoint sont conspués par la majorité de la population, car ils osaient s’en prendre à l’une des rares entreprises encore debout.
Son affaire, malgré tout, fut jugée en 1938, alors qu’elle n’a plus que quelques jours à vivre, ignorant les conseils de ses médecins et témoigne sur son lit de mort. C’est ainsi qu’avec l’aide de son avocat (bénévole) Leonard Grossman, elle obtient finalement justice, non seulement pour elle, mais pour tous les travailleurs américains.
L’avocat représentant les intérêts du consortium du Radium à fait appel à toutes les condamnations dans l’espoir de faire annuler les verdicts et portant l’affaire jusqu’à la Cour suprême des États-Unis et le 23 octobre 1939, la cour a confirmé les verdicts précédents. Finalement, cette affaire avait été gagnée huit fois avant que les entreprises du radium ne soient contraintes de payer.
Conséquences historiques
Le cas des « Radium Girls » tient une place importante dans l’histoire, à la fois dans le domaine de la santé et dans celui du mouvement pour les droits des salariés. Le droit individuel des travailleurs à engager des poursuites à l’encontre des sociétés qui les emploient en raison d’un préjudice subi au travail a été établi par le précédent de l’affaire des « Radium Girls ». Dans le sillage de l’affaire, les normes de sécurité industrielle furent notablement améliorées pour de nombreuses décennies.
Toutefois, en ce qui concerne les réglementations sur le radium, il faudra attendre la mort, en 1932, d’un riche industriel, intoxiqué par un fortifiant au radium, le « Radithor ».
Le procès et la publicité qui en a résulté ont contribué à l’établissement du droit du travail des maladies professionnelles. Les peintres de cadrans au radium ont reçu des instructions sur les précautions de sécurité appropriées et ont reçu un équipement de protection ; en particulier, ils ne façonnaient plus les pinceaux à la lèvre et évitaient d’ingérer ou de respirer la peinture. La peinture au radium était encore utilisée dans les cadrans jusque dans les années 1970.
Conséquences scientifiques
Le Radium jaw (la mâchoire du Radium) a été identifiée comme une maladie professionnelle provoquée par l’ingestion et l’absorption de radium dans les os des peintres de cadrans lumineux. Les symptômes sont l’ostéonécrose soit du maxillaire inférieur, soit du maxillaire supérieur, ainsi que des saignements des gencives et après plusieurs années, des tumeurs de l’os de la mâchoire inférieure (ostéosarcome).
La maladie a été reconnue pour la première fois par le Dr H. S. Martland en 1924, comme consécutive à l’ingestion de peinture au radium après que de nombreuses travailleuses de diverses entreprises similaires utilisant cette substance eurent signalé des douleurs des dents et de la mâchoire. La maladie ressemble au « Phossy jaw », la maladie des ouvrières des manufactures d’allumettes, provoquée par l’ingestion et l’absorption de phosphore. L’ostéosarcome figure actuellement encore en France sur la liste des maladies inscrites au Tableau no 6 des maladies professionnelles.
Robley D. Evans a réalisé les premières mesures du radon dans l’air expiré et dosé le radium excrété dans les urines d’un ancien peintre de cadrans lumineux dès 1933. Au MIT, il a pu mesurer de manière fiable la charge corporelle en radium pour 27 peintres de cadrans. Ces analyses ont été utilisées en 1941 par le National Bureau of Standards pour fixer la charge corporelle admissible pour le radium, dite dose de tolérance, à 0,1 μCi, soit 3,7 kBq.
Le Centre pour la radiobiologie humaine a été créé à l’Argonne National Laboratory en 1968. Le premier objectif du Centre était de réaliser des examens médicaux sur les peintres de cadrans lumineux encore vivants. Le projet a également mis l’accent sur la collecte d’informations et, dans certains cas, des échantillons de tissus provenant des peintres de cadran au radium. Lorsque le projet a pris fin en 1993, des informations détaillées avaient été recueillies sur 2403 cas. Aucun symptôme n’a été observé chez les peintres ayant reçu moins de 1 000 fois la dose d’irradiation naturelle par le 226Ra absorbée par les individus non exposés, ce qui suggère l’existence d’un seuil pour les affections malignes induites par le radium.