Le pataouète ou la lingua franca des pieds noirs

Durant la conquête de l’Algérie par les Français, la lingua franca locale a été francisée par un contact accru avec la langue française, mais est restée telle quelle jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle en usage.

Le pataouète ou pataoued (parler populaire des Français d’Algérie) est une des dernières incarnations du sabir (lingua franca), autrefois parlé sur toutes les côtes méditerranéennes, et il constitue un parler spécifique à l’Algérie. Initialement, le mot français pataouet ou pataouète désignait le catalan parlé en Algérie.

Le mot « patouète » serait la déformation phonétique française du mot catalan « patuet », lui-même diminutif de « patuès » et ayant pour origine étymologique « patois » ; la signification exacte de pataouète (ou « pataouette ») serait donc « petit patois ».

Au XXᵉ siècle, il se matérialise dans la langue des quartiers populaires d’Alger. Bien que sa structure soit majoritairement issue du français, les apports catalans, italiens, occitans et castillans, généralement importés par les colons originaires de ces régions ou directement repris du sabir, sont très présentes. Les langues locales, arabe dialectal et kabyle sont, elles aussi, présentes dans ce parlé. La bibliographie française associe le mot pataouète au quartier de population européenne de Bab El Oued, situé au nord de la Casbah d’Alger, prononcé bablouette ou paplouette.

À noter toute fois, en raisons des spécificités liées à l’origine des pieds-noirs, de l’Oranais (proche de l’Espagne) par rapport à l’Algérois (proche des Baléares et de la Corse) et au Constantinois (proche de la Sardaigne, de Malte et de l’Italie), l’existence de nombreuses variations avec un parler et un accent particulier pour chacune de ces régions et une « rivalité » empreinte de chauvinisme entre Alger la capitale et Oran seconde ville la plus peuplée et avec la plus importante population d’origine européenne.

Cependant, une théorie selon laquelle le pataouète aurait une origine historique plus ancienne, car la présence du catalan en Algérie et remonterait aux Juifs expulsés d’Espagne en 1492 qui parlaient la haketia et dont certains ont rejoint la communauté juive d’Oran, présente depuis l’an 1000 avec laquelle ils commerçaient auparavant.

  • La haketia est le nom du dialecte judéo-espagnol (Djudeo Spañol) parlé par les megorachim, les Juifs séfarades installés au Maroc à la suite de l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492.

L’une de ses caractéristiques est qu’au vocabulaire castillan du XVᵉ siècle, qui forme la base du judéo-espagnol, s’ajoutent de nombreux termes empruntés non seulement à la langue hébraïque biblique, mais aussi à la langue locale, à savoir l’arabe tel qu’il se parle en Afrique du Nord.

Le foyer de la haketia se situe sur la côte nord du Maroc, à Tétouan, avec une forte implantation dans les villes de Tanger, Larache, Arcila, Alcazarquivir, Chefchaouen, à l’ouest de Meknès, Rabat, dans les villes autonomes espagnoles d’Afrique du Nord de Ceuta et Melilla.

En 1860, après la guerre hispano-marocaine de 1859-1860, quatre mille juifs de Tétouan se réfugient à Gibraltar et avec l’accord des autorités françaises sont amenés en Algérie.

De ce fait, la haketia se diffuse en Algérie, essentiellement dans la région d’Oran où elle prendra le nom de tetuani ou tétouanais.

Ils seront rejoints par les Morisques parlant l’arabe d’al-Andalus en 1610 suite à leur expulsion d’Espagne et qui se sont installés, eux aussi, sur la côte des Barbaresques (Maghreb).

  • L’arabe andalou, également connu sous le nom d’arabe d’al-Andalus (ou andalousien), était un dialecte de l’arabe, parlé les populations musulmanes d’al-Andalus, (péninsule Ibérique) de la conquête en 731 à leur expulsion en 1609. Bien que la langue soit éteinte, elle est encore employée dans la musique arabo-andalouse et ait sensiblement influencé les dialectes de plusieurs villes du Maghreb : Tetouan, Meknès, Salé, Tanger, Fès, Sefrou, Chefchaouen et Essaouira au Maroc ; Alger, Bejaia, Constantine, Jijel, Blida, Cherchell, Dellys, Koléa, Mostaganem, Nedroma et Tlemcen en Algérie. Il a par ailleurs exercé une certaine influence sur le castillan, le catalan, le portugais et les dialectes de l’arabe marocain, algérien et tunisien ; ainsi que sur le mozarabe.
    • Le mozarabe désigne l’ensemble des dialectes romans parlés par les chrétiens arabisés jusqu’à leur expulsion en 1126. On lui attribue une influence sur diverses évolutions consécutives des parlers prédominants dans les royaumes chrétiens à la suite de Reconquista, léonais, castillan, navarro-aragonais, galaïco-portugais et catalan. Il aurait ainsi joué un rôle important dans la différenciation entre le valencien et le reste du domaine catalan d’autre part, ou entre le portugais et le galicien, ou encore bien entre l’andalou et le murcien par rapport au castillan standard.

Plusieurs vagues de Morisques débarquent à Oran, pourtant aux mains des Espagnols (1509-1791), mais où les trois religions monothéistes cohabitaient. Les autres Espagnols présents dans la ville étaient des administrateurs, des soldats ou des « bagnards », qui purgeaient leurs peines à Oran, parmi ces bagnards, beaucoup s’enfuyaient et s’établissent dans les environs en se fondant dans la population.

Comme pour Oran et d’autres villes du Maghreb, avec l’arrivée des Juifs et des Maures expulsés d’Espagne, la population d’Alger augmenta fortement.

L’ensemble de ces faits permet d’en conclure à une forte présence de la langue catalane dans le nord de l’actuelle Algérie à partir du XVIᵉ siècle et quelle servie de support à la construction d’une langue sociale commune.

À cette présence multi-séculaire ibèro-catalane, s’ajouta avec la conquête de l’Algérie par la France l’immigration mahonnaise qui s’est développée principalement entre 1830 et 1845 et a été favorisée par les autorités françaises. Elle s’inscrit plus largement dans une immigration espagnole qui a concerné successivement les Majorquins puis les Valenciens et les Alicantais, la plupart de langues catalanes. Il s’agissait essentiellement d’une immigration économique induite par la misère qui régnait alors dans les îles Baléares ; les Mahonnais désignent stricto sensu les habitants de la ville de Mahon, capitale de l’île de Minorque. Cette population a joué un rôle déterminant dans l’agriculture et s’est rapidement intégrée à la population française, surtout grâce à l’école publique et à l’armée.

Il est à noter qu’une très forte partie des personnes venant de Minorque, et généralement des Baléares, descendaient de combattants (dont certains étaient issus de famille Mozarabes) venant de la Catalogne française (Catalogne du nord)  qui avaient chassé les Maures  des Baléares lors de leur reconquête en 1229.

En 1846, le ministère de la Guerre décide d’implanter, des colons originaires de Mahon (ville située sur l’île espagnole de Minorque) à l’est d’Alger sur un lieu appelé « Ras El Outa » et sera francisé en domaine de « la Rassauta ». Le 22 août 1851, La Rassauta devient commune de plein exercice.

En 1882, elle sera divisée en deux communes, Fort-de-l’Eau et Maison-Blanche. Ce qui eut notamment comme conséquence, la création, à l’est de la baie d’Alger, d’un dialecte à base de catalan de l’île de Minorque, appelé le « minorquin » de Fort-de-l’Eau (Bordj El Kiffan). Ce qui fournit un terreau pour le développement du futur du pataouète de Bab El Oued.

Après la fin de ce que l’on a appelé la guerre d’Algérie, les pieds-noirs, quittent l’Algérie en 1962 pour la France et font y connaître un français exotique, en dehors des départements français d’Algérie (1830-1962), jusque-là assez confidentielle : le pataouète. Langage régional surtout pratiqué par les Européens des classes les moins favorisées, mais qui a aussi enrichi d’expression et mâtiné le langage des fonctionnaires, des militaires et des appelés du contingent présent en Algérie. Ceci promouvra la diffusion d’emprunts à l’arabe bien au-delà du cercle des initiés. Des mots arabes véhiculés par le pataouète vont se diffuser comme toubib, méchoui, merguez, youpin, gourbi, kawa, méhari, nouba, razzia, etc. Mais aussi emprunté au français le nom gazouse « limonade » (= gazeuse), à l’espagnol le mot rabia « colère », ou encore plus déstabilisant

stokafitche « maigre comme un clou », une déformation de l’anglais stockfish et influencé par l’allemand Stockfisch désignant un « poisson salé et séché ».

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