L’Absinthe et le Pernod

l’absinthe est un ensemble de spiritueux à base de plantes d’absinthe (Artemisia absinthium L.), également appelé « fée verte » ou encore « bleue ». La fabrication, la vente et la consommation de l’absinthe étaient interdites en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas de 1910 à 2005 et en France de 1915 à 1988.

Histoire

l’absinthe était la plante d’Artémis, déesse grecque responsable des morts violentes. Dans le langage des fleurs, l’absinthe symbolise l’absence.

Dans le calendrier républicain français, le 9e jour du mois de Messidor, est officiellement dénommé jour de l’Absinthe.

Origine

l’origine précise de l’absinthe est incertaine. En Égypte ancienne, l’usage médical d’extraits d’absinthe est mentionné dans le Papyrus Ebers (entre 1600 et 1500 av. J.-C.). Pythagore et Hippocrate (460-377 av. J.-C.) parlent d’alcool d’absinthe et de son action sur la santé, son effet aphrodisiaque et sa stimulation de la création. Les Grecs anciens consommaient du vin aux extraits d’absinthe, absinthites oinos. Le poète latin Lucrèce, au début du livre quatrième de son ouvrage De la nature des Choses, mentionne les vertus thérapeutiques de l’absinthe, que l’on fait boire aux enfants malgré l’amertume du breuvage grâce à un peu de miel au bord d’une coupe. Les décoctions d’absinthe dans le vin ont été recommandées par Hildegarde de Bingen comme vermifuges. Les vins d’absinthe, dans lesquels les feuilles d’absinthe sont fermentées en même temps que les raisins, sont documentés pour le XVIᵉ siècle. Ils avaient la réputation d’être des remèdes particulièrement efficaces pour l’estomac.

Première trace d’absinthe distillée

Ce n’est que vers la fin du XVIIIᵉ siècle que l’on retrouve la première trace attestée d’absinthe distillée contenant de l’anis vert et du fenouil. La légende veut que ce soit le docteur Pierre Ordinaire (1742-1821) qui ait inventé la recette vers 1792. Les travaux de Marie-Claude Delahaye et de Benoît Noël ont montré que cette recette devait également beaucoup à une herboriste suisse du canton de Neuchâtel : Henriette Henriod pour M.C. Delahaye ou Suzanne-Marguerite Henriod pour B. Noël. Celle-ci avait mis au point la première recette d’absinthe, qui était un breuvage médicinal. Cette question ne semble toutefois pas définitivement tranchée.

Le premier Pernod

Quoi qu’il en soit, le major Dubied acquiert la recette auprès de la mère Henriod en 1797 et ouvre, avec son gendre Henri-Louis Pernod (dont le père est bouilleur de cru), la première distillerie d’absinthe à Couvet en Suisse. On trouve dans le livre de raison de ce dernier la première recette d’absinthe apéritive, datée de 1797. Ils fondent en 1798 la première distillerie, la maison Dubied Père & Fils. En 1805, Henri-Louis Pernod prend ses distances avec son beau-père et monte sa propre distillerie à Pontarlier : Pernod Fils qui deviendra la première marque de spiritueux français.

La diffusion

Pendant une trentaine d’années, l’absinthe reste une boisson régionale essentiellement consommée dans la région de Pontarlier qui devient la capitale de l’absinthe (en 1900, vingt-cinq distilleries emploieront 3 000 des 8 000 Pontissaliens malgré la lutte contre l’alcoolisme menée par le député de la région Philippe Grenier). En 1830, les soldats français colonisent l’Algérie et les officiers leur recommandent de diluer quelques gouttes d’absinthe dans l’eau pour faire passer les désagréments de la malaria et de la dysenterie. Les soldats, à leur retour en France, popularisent cette boisson à travers tout le pays. Titrant 68 à 72° dans la bouteille, l’absinthe est alors diluée dans des verres hauts et larges (à un volume d’absinthe sont ajoutés six à sept volumes d’eau fraîche versée goutte à goutte sur un sucre posé sur une cuillère percée, elle-même placée sur le verre afin d’exhaler ses arômes) ; d’autres amateurs pratiquent une « purée » (dilution moindre jusqu’à la boire pure).

Jules Pernod

Relativement chère au début des années 1850, elle est surtout consommée par la bourgeoisie, devenant la « fée verte des boulevards ». Puis, sa popularité ne cesse de grandir puisqu’en 1870, début de la guerre franco-prussienne, où l’absinthe représente 90 % des apéritifs consommés en France. En 1860, à Avignon, Jules-François Pernod fonde la société Jules Pernod, spécialisée dans l’extraction de la garance des teinturiers, le Vaucluse, produisant jusqu’à 65 % de la garance au niveau mondial. Mais dès cette époque, plusieurs grandes crises (terres surexploitées, baisse de qualité, etc.) touchent cette culture, de plus en plus concurrencée par les progrès récents de la chimie, notamment par la synthèse de l’alizarine à la fin du XIXᵉ siècle, produit par l’entreprise allemande BASF qui sera utilisée à la place du produit naturel dans les uniformes français. En 1880, il ne subsiste plus qu’un seul des cinquante moulins qui tournaient dans le Vaucluse.

En 1872, la société Jules Pernod devient la Société Pernod père et fils, puis à partir de 1884, elle se lance dans la distillation de l’extrait d’absinthe dans son usine de Montfavet. La production d’absinthe augmente, entraînant une diminution des prix et une popularité grandissante.

Explosion de la production

La période de 1880 à 1914, début de la Première Guerre mondiale, marque une explosion de la production et une chute drastique des prix. La production française passe de 700 000 litres en 1874 à 36 000 000 de litres en 1910. Des absinthes de mauvaise qualité, surnommées « sulfates de zinc » en raison de la coloration obtenue grâce à ce composé chimique, prolifèrent. Un verre d’absinthe est alors moins cher qu’un verre de vin.

À cette époque, la Franche-Comté compte à elle seule une cinquantaine de distilleries. Mais aussi Paris (70 distilleries), Bordeaux (environ 50), Marseille (45), Lyon (environ 20), Dijon (environ 10). La France compte alors un millier de marques d’absinthes.

Suite à un incendie

Le 11 août 1901, l’usine Pernod à Pontarlier prend feu et un employé de l’usine prend l’initiative de vider les cuves d’absinthe dans le Doubs, afin d’éviter qu’elles n’explosent. On raconte que les soldats en garnison à Pontarlier remplissaient leur casque de ce breuvage. Le lendemain, on en retrouvait des traces, à la source de la Loue, ce qui permit de découvrir l’origine de cette rivière, tout en constituant la première coloration de l’histoire de l’hydrologie.

Le constat des méfaits

l’absinthe connaît un vif succès au XIXe siècle, mais elle est accusée de provoquer de graves intoxications (contenant entre autres du méthanol, un alcool neurotoxique), comme des crises de delirium tremens décrites notamment par Émile Zola dans « l’Assommoir » et ayant probablement alimenté la folie de certains artistes de l’époque (Van Gogh, Toulouse-Lautrec…). Elle est également connue pour son effet abortif.

Drame en Suisse

Dans la commune de Commugny en Suisse, dans l’après-midi du 28 août 1905, Jean Lanfray, un ouvrier viticole français de naissance, mais vivant en Suisse, tue sa femme enceinte et de ses deux enfants lors d’une crise de démence alcoolique, suite à l’absorption d’une quantité excessive de vin et d’alcools forts et de l’absinthe.

L’affaire Lanfray fait l’objet d’une couverture médiatique importante, notamment soutenue par les mouvements de tempérance européens, et provoque en Europe et dans le monde occidental une émotion considérable. De plus, en Suisse, elle est attisée par les producteurs de vin romands qui trouvent ici le prétexte parfait pour demander l’interdiction de l’absinthe par votation populaire qui recueille 82 000 signatures.

Le 15 mai 1906, le canton de Vaud, où eut lieu le crime, vote l’interdiction de l’absinthe.

Au moment de l’interdiction, le Val-de-Travers, berceau de l’absinthe, compte 14 distilleries, 200 employés et plus de 30 hectares de cultures d’absinthes. Suite à la pression des propriétaires de café et des fabricants d’absinthe, un référendum pour renverser cette décision a été lancé, mais a échoué 23 062 à 16 025.

Le 2 février 1907, le Grand Conseil Helvétique vote l’interdiction de la vente au détail de l’absinthe, y compris ses imitations.

Enfin, le 5 juillet 1908, l’article 32 de la Constitution suisse fut proposé, interdisant « la fabrication, l’importation, le transport, la vente, la détention pour la vente de la liqueur dite absinthe dans toute l’étendue de la Confédération ». L’article a été ajouté à la suite d’un référendum, au cours duquel il a obtenu 241 078 voix pour (63,5 % des votants) et 139 699 voix contre et entrerait en vigueur le 7 octobre 1910.

De nombreux pays ayant connu des faits similaires, a conduit quelque temps plus tard à l’interdiction de l’absinthe en France en 1915 et dans tous les pays européens (à l’exception du Royaume-Uni, de la Suède et de l’Espagne) ainsi qu’aux États-Unis.

Ligue contre l’absinthe en France

Dès 1875, les ligues antialcooliques (groupées autour du scientifique français Louis Pasteur et du médecin, physiologiste et épistémologue français Claude Bernard et qui seront à l’origine de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), les syndicats, l’Église catholique, les médecins hygiénistes, la presse, se mobilisent contre « l’absinthe qui rend fou ». En 1906, la ligue nationale française antialcoolique recueille 400 000 signatures dans une pétition. En 1907, une grande manifestation, à l’instigation du journal Le Matin et soutenue par les ligues antialcooliques, a lieu à Paris. Leur mot d’ordre : « Tous pour le vin, contre l’absinthe ».

L’Académie de médecine crée même le terme « absinthisme » pour désigner un alcoolisme à l’absinthe, qui tient compte des nombreux méfaits qui lui sont alors attribués : aliénation mentale, épilepsie, convulsions, paralysies périphériques et même tuberculose.

En 1908, le groupe antialcoolique qui s’est constitué au Sénat veut faire voter trois mesures :

  • interdiction de l’absinthe,
  • limitation du nombre des débits de boissons,
  • suppression du privilège des bouilleurs de cru.

Ceci conduit à son interdiction dans de nombreux pays : en France, par une disposition préfectorale du 16 mars 1915 prise sous l’autorité de l’état de siège, interdiction qui dura jusqu’au 18 mai 2011 ; en Suisse, du 7 octobre 1910 au 1er mars 2005, car les ligues de vertu disaient d’elle « qu’elle rend fou et criminel, fait de l’homme une bête et menace l’avenir de notre temps ».

En réalité, il est clairement dit dans le projet d’interdiction de l’absinthe en France que la boisson est interdite pour lutter contre l’alcoolisme.

De l’absinthe à l’anis Pernod

Lorsque la production d’absinthe commence à être la cible d’une vive campagne contre ses méfaits dès 1907, Jules-Félix Pernod a succédé à son père à la tête de l’entreprise familiale. Quand sa production est interdite par une loi du Parlement français votée le 16 mars 1915, il est le premier à se reconvertir en fondant en 1918 la marque « Anis Pernod » qui produira le premier pastis commercialisé. Son usine de Montfavet met aussi en marché d’autres produits anisés ou non comme le « Vin Pernod », le « Kunnel Korta », le « Velours » sans alcool ou toute une gamme d’anis à 30, 32, 35 et 40°.

La bataille du Pernod

En 1926, les successeurs de Pernod à Pontarlier ayant déposé la marque « Anis Pernod fils », Jules-Félix Pernod dépose une plainte contre eux qu’il argumente ainsi : « Il y a en notre faveur une antériorité indiscutable, l’Anis Pernod ayant été déposé à la fin des hostilités de 1914-1918, alors que la marque « Anis Pernod et fils » ne l’a été que dans les premiers mois de 1926. Dès l’apparition des produits anisés, nous avons été et restons les premiers dans le monde, les seuls Pernod fabricants d’anis. Nous ajouterons que notre ancien concurrent Pernod fils, dont nous ne contestons nullement l’existence en tant que marque d’absinthe, n’a aucun droit à l’appellation Pernod pour l’anis, le succès de notre marque Pernod a fait et fera des envieux, nous en aurons raison ».

Le procès est gagné en première instance et il est fait appel. Jules-Félix Pernod décède en 1928, mais le 4 décembre de cette même année, les deux établissements d’Avignon et de Pontarlier fusionnent pour devenir les « Établissements Pernod ».

La reconversion

Après l’interdiction de la fabrication, de la vente et de la consommation de l’absinthe et de ses similaires, d’autres anciennes marques d’absinthes se reconvertissent dans des anisés sans sucre qui se préparent comme l’absinthe (l’État autorise en 1920 la présence d’anis dans les spiritueux à 30° maximum avec un minimum de 200 g de sucre et ne devant pas avoir la couleur verte feuille morte qui rappelle l’absinthe). En 1932 (année de la libéralisation des anisés dont la teneur en sucres est déréglementée, le degré est relevé à 40°, ce qui les fait passer de statut de digestif à celui d’apéritif), Paul Ricard invente le pastis de Marseille qui est le premier anisé à connaître un succès presque équivalent à celui de l’absinthe. En 1938, les anisés peuvent titrer 45°, ce qui permet la dissolution dans l’alcool de plus d’huiles essentielles d’anis, ce qui donne alors à cette boisson toute sa saveur.

La re-légalisation de l’absinthe

Le 2 novembre 1988, un décret, signé par Michel Rocard, autorise et réglemente la présence de thuyone (principale molécule de l’huile essentielle d’absinthe, présente dans la grande et la petite absinthe) dans les boissons et l’alimentation, ce qui permet techniquement de produire à nouveau de l’absinthe en France. En 1999, la première absinthe française depuis 1915 est produite : la Versinthe verte, qui contient de la grande absinthe. Son apparition et son étiquetage (absinthe) met en évidence un hiatus entre le décret européen de 1988 et l’interdiction de l’absinthe en France de 1915, toujours en vigueur. Plutôt que d’abolir cette loi, le gouvernement pare au plus pressé en votant un aménagement du décret et en attribuant une nouvelle appellation légale à l’absinthe : « spiritueux aromatisé à la plante d’absinthe » et en complétant la réglementation européenne (35 mg/l de thuyone maximum) d’un taux de fenchone et de pinocamphone à ne pas dépasser (respectivement 5 mg/l et 10 mg/l).

Depuis le 1er mars 2005, la distillation de l’absinthe est à nouveau autorisée en Suisse, afin de pouvoir demander une AOC et ainsi protéger l’appellation (à condition, entre autres, que la teneur en thuyone ne dépasse pas 35 mg/l).

En 1999, au Brésil, après 80 ans d’interdiction, l’absinthe est légalisée, la même année, l’entrepreneur Lalo Zanini relance la production d’absinthe en s’adaptant à la loi brésilienne. Il est par la même responsable de la résurgence du marché de l’absinthe en Amérique Latine

L’appellation Absinthe

Si, le 17 décembre 2010, le Parlement français abroge une loi interdisant aux producteurs français d’utiliser la dénomination « absinthe », en réaction à une demande d’IGP au profit des seuls producteurs du Val-de-Travers (Suisse), cette indication géographique protégée suisse est confirmée par l’Office fédéral de l’agriculture le 16 août 2012 pour l’« absinthe », la « Fée verte » et « La Bleue », malgré de nombreuses oppositions, venant en particulier de la fédération française des spiritueux (FFS) et la Confédération européenne des producteurs de spiritueux qui ont déposé, en septembre de la même année, un recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral. Ce dernier donnera raison aux opposants, le 8 août 2014, en refusant d’accorder l’IGP au Val-de-Travers.

Absinthe aujourd’hui

l’absinthe, comme autrefois, titre entre 45° et 90°. En France, elle est produite notamment à Fougerolles (distillerie Peureux), à Pontarlier (distillerie Pierre Guy de Pontarlier), ville dont elle fit la richesse jusqu’à l’interdiction de 1915, à La Cluse-et-Mijoux (distillerie Les Fils d’Émile Pernod), à Saumur (distillerie Combier), à Rennes (distillerie Awen Nature) et à Vichy (distillerie Muse de France). Une des plus vieilles distilleries de France, la distillerie Cherry Rocher située en Isère, produit également 7 absinthes différentes. Il existe aussi deux distilleries en Provence.

Elle est notamment de nouveau fabriquée au Val-de-Travers (région de Suisse romande), berceau de l’absinthe, dans une douzaine de distilleries, ainsi qu’à Fenin au Val-de-Ruz (distillerie Larusée).

Rituel de préparation

La préparation de l’absinthe est qualifiée de rituel en raison des nombreux accessoires spécifiques nécessaires à son élaboration ainsi qu’à son aspect codifié.

l’absinthe pure est tout d’abord versée dans un verre spécifique sur lequel on place une cuillère (appelée pelle) à absinthe. On place ensuite un demi-sucre ou un sucre sur la cuillère sur lequel on verse de l’eau glacée au goutte-à-goutte. Comme le pastis, l’absinthe se dilue dans trois à cinq fois son volume d’eau. Au moment où le tout premier volume d’eau vient « troubler » la liqueur (voir effet Ouzo), une discrète émanation de couleur bleue peut être visible et a été à l’origine de la dénomination La Bleue, l’autre nom vernaculaire donné à l’absinthe. La manière de préparer l’absinthe joue un rôle capital dans son goût final en permettant aux arômes de plantes de se libérer et de prendre de l’ampleur face aux autres arômes.

Durant ce processus, les ingrédients non solubles dans l’eau (principalement ceux de l’anis vert ou étoilé, ainsi que le fenouil) forment des émulsions ; ce qui trouble l’absinthe.

Avec l’accroissement de la popularité de la boisson au XIXᵉ siècle, l’usage de la fontaine à absinthe se répandit. Cette fontaine particulière permet de verser l’eau au goutte-à-goutte sans avoir à le faire à la carafe, ainsi que de servir un grand nombre de verres à la fois.

Traditionnellement, le sucre ne se brûle pas. Ce n’est qu’en 1990 dans les discothèques tchèques qu’un rituel où le sucre est brûlé est apparu, probablement pour attirer l’attention des clients sur cet apéritif.

Aujourd’hui, l’absinthe entre également dans la composition de nombreux cocktails (comme le Bacardi Recuerdo par exemple).

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